Le côté rosâtre de l’atmosphère disparut au profit d’une lumière froide et stérile. Des bruits nouveaux parvinrent à mes oreilles. Je les comprenais particulièrement au milieu de tout ce silence qui manquait de naturel. Il y avait un je ne savais quoi de pesant qui m’incita à ne pas émettre le moindre son. J’espérais juste que mon Protecteur savait ce qu’il faisait.

– Monsieur.

– Ah, Darren, de retour, excellent. Et avec succès, j’en suis sûr.

Une nouvelle voix. Il y avait un Autre à présent. Je me demandais d’où il venait. Était-il chaud lui aussi ?

– Chantebois ? demanda l’Autre.

– Morte, répondit mon Protecteur.

– As-tu pu définir ce qui l’avait tué ?

Je me sentis dépiauté avant d’être éloigné de mon Protecteur.

– Un enfant ? s’étonna l’Autre.

– Elle a perdu trop de sang en le mettant au monde. Je n’ai pas effectué d’autopsie mais le bébé a dû déchirer une partie de ses organes.

– Elle était enceinte ? Surprenant.

– J’ai compris que c’était le vôtre.

– Et donc tu as décidé de ramener l’enfant ?

– Personne ne nous a repérés, affirma mon Protecteur.

– Je suppose qu’il est en effet plus prudent de le ramener ici que de l’avoir dans la nature. Ces choses-là ont toujours tendance à revenir de manière surprenante. Je n’ai pas eu de rapport sur un néogicien mineur se baladant en-dehors de Centralis. J’en déduis que tu as su effectivement rester discret. J’avais peu de doute à ce sujet. Tu as toujours su faire montre d’un talent particulier pour rester invisible après tout. Sais-tu si elle est entrée en contact avec quelqu’un pendant son absence ?

– Je n’ai pas repéré de telles personnes. Elle a éliminé un témoin et a affirmé chercher à s’isoler. Elle ne faisait confiance à personne.

– Excellent, apprécia l’Autre. D’autres points notables ?

– Nous avons croisé la route d’un dragon de Fosphörgos au sud d’Ornesca.

– Je vois, j’ai eu plusieurs rapports repérant la trajectoire de ce dragon. Merci Darren, tu m’as été très utile. Tu ne parleras de cette mission à personne et tu n’en laisseras pas de trace écrite, bien entendu.

– Oui Monsieur, confirma mon Protecteur.

– Je vais m’occuper du reste.

Je me sentis m’éloigner un peu plus de mon Protecteur. Hé ! Où disparaissait-il encore ? Il n’avait pas le droit de m’abandonner ! Puis d’autres mains se refermèrent sur moi. L’Autre me regardait.

– Quelle sotte de penser qu’elle pouvait m’échapper.

Une douleur fulgurante, puis le néant.

Scène bonus #13

– …pense qu’il est nécessaire d’envoyer une unité ici, disait Gretz.

Le teknögrade de rang un était penché sur une carte dans le bureau de son suzerain. Les lumières de la salle située au sommet de l’Œil étaient parmi les dernières allumées en intérieur. Ne restait à cette heure-ci que les fêtards et les travailleurs nocturnes.

– Je vois, répondit l’Empereur. Ce serait un bon début. Néanmoins, j’ai la sensation que quelque chose nous échappe. Quelque chose qui pourrait se révéler essentiel. Avant de risquer nos gens, il faudrait… Curieux, Darren arrive.

– Le gamin ne devrait pas être couché à cette heure-ci ? s’étonna Gretz. À qui était-ce le tour de s’en occuper ?

Le teknögrade lança une recherche sur son réceptron.

– Cela fait un moment qu’il n’attend plus que vous vous le passiez et qu’il navigue par lui-même, fit remarquer Keynn. Il a d’ailleurs réinvesti les appartements de Werven. En revanche, il ne vient jamais me voir de lui-même.

À cet instant, la porte s’ouvrit. Ce fut un jeune adolescent hagard qui entra d’un pas mécanique. Cela inquiéta aussitôt les deux adultes :

– Darren ?

– Gamin ?

Seul un regard vide leur répondit. Les deux hommes se rapprochèrent hâtivement de leur jeune charge, mettant un genou à terre pour se retrouver à son niveau.

– Darren, comment te sens-tu ? s’enquit Keynn tandis qu’il inspectait le corps face à lui.

Les deux adultes ne trouvèrent pas de trace de lésions physiques à première vue, ce qui était déjà un souci en moins.

– Je ne sais pas, fut la réponse du garçon.

Il ne semblait toujours pas les voir.

– Je ne sais pas, répéta-t-il perdu.

Les deux hommes échangèrent un bref regard inquiet. Ce n’était pas du tout dans le caractère du jeune homme.

– Darren, poursuivit Keynn Lucans, peux-tu me dire ce qu’il s’est passé ?

– Il a tué…

Keynn commença à rechercher sur sa visière une mort inexpliquée et brutale qui ne lui serait pas remontée.

– Qui a tué qui ? s’enquit le suzerain en parallèle.

Il ne trouvait rien. Il commença à baser ses recherches sur Darren et les endroits où il avait étés.

– Nox, émit Darren.

Keynn cessa ses recherches. Sachant que les paramètres vitaux de son frère étaient toujours dans le vert, il sut instantanément qu’il était le responsable, et non la victime. Ce qui ne le surprenait pas outre mesure.

– Qui a-t-il tué ? l’encouragea gentiment Gretz.

– Le bébé.

– Quel bébé ? s’enquit Gretz.

Même pour Nox, tuer un nouveau-né était étrange.

– Je… hésita Darren, cherchant des mots qui refusaient de sortir.

– Depuis le début, le guida Keynn.

Darren eut deux respirations saccadées, suivies d’une longue avant de commencer son récit d’une voix morne et détachée. Il narra la convocation de Nox et la mission qu’il lui donna. Les deux hommes se retinrent de commenter sur cette utilisation abusive de ses pouvoirs.

Keynn avait déjà eu des mots avec son frère lorsque ce dernier avait procédé à l’injection du sérum N02 sur le jeune garçon. Il lui avait interdit de procéder à la suite. Nox avait argué que c’était du talent perdu que de ne pas le faire évoluer, mais à la fin il avait promis de ne plus proposer à Darren de sérum.

Cependant, l’interdiction ne s’appliquant pas au concerné, ce dernier était allé de lui-même demandé le sérum N03 à Nox. N’enfreignant ainsi aucune interdiction, le numéro deux de l’Empire avait accédé avec satisfaction à la demande. Devant la détermination de Darren, Keynn avait fini par capituler et lui avait simplement demandé de se reporter à lui plutôt qu’à son frère.

– Nox t’a demandé de rechercher cette Jellana Chantebois, discrètement ? résuma Keynn.

– Oui, acquiesça Darren.

– Parce qu’un néogicien mineur seul en-dehors de Centralis c’est discret… marmonna Gretz.

– Je sais être discret, fit remarquer Darren.

– Je n’en doute pas gamin, déclara Gretz, mais tu n’es pas le type de personne le plus désigné pour ce genre de mission. Il te faut recourir à bien des subterfuges alors qu’un adulte se fonderait plus facilement dans le décor.

– Il ne t’a pas dit pourquoi il souhaitait la retrouver ? s’intéressa Keynn.

– Il m’a dit qu’elle était partie précipitamment sans raison apparente, déclara Darren.

– Pourquoi cette nécessité d’être discret ? s’interrogea Gretz. Nox a des hommes de mains capables d’effectuer une telle tâche sans faire appel à un gamin.

– Nox ne voulait pas que l’information me remonte, déduisit Keynn. Même si les informations sont compartimentées, sous un sceau de confidentialité, j’y ai toujours accès. Aurait-il employé l’un de ses hommes, j’en aurais été informé.

– Et si ce n’était pour l’incident qui a conduit Darren à votre bureau, il n’aurait pas pensé à vous en parler, compléta Gerik.

– Cela signifie également que tu es sorti et entré par un endroit qui n’est pas officiel mais également qui ne fait pas partie des passages officieux connus. J’aurais besoin que tu me fasses un compte-rendu détaillé sur ce point afin de pallier à cette faille. Cela attendra plus tard. Pour l’instant, j’aimerais entendre la suite.

Darren raconta ensuite comment il avait retrouvé la piste de la femme dans Centralis, se basant notamment sur les angles morts du système de sécurité, puis en-dehors, la manière dont elle avait caché ses traces laissant apparaître un chemin évident. Il narra la conversation échangée et la mort subséquente de la femme. Et donc comment il s’était retrouvé avec un nouveau-né.

– Nox a engendré une descendance ? fit Keynn sceptique.

Mais à quelles expériences son frère s’adonnait-il encore ? Surtout qu’au vu des mutations qu’il avait opéré sur lui-même, Keynn aurait cru Nox stérile depuis longtemps.

– Et après gamin ? demanda Gretz.

Darren continua son récit avec le trajet retour. L’apprentissage notamment des besoins d’un nourrisson. Et en plus des soins apportés à sa charge, Darren avait dû se montrer discret, combattre ou éviter des créatures…

– Un dragon de Fosphörgos ? siffla Gretz. Tu as eu de la chance qu’il ait eu une proie plus appétissante que toi gamin.

Et puis finalement son retour à la capitale de l’Empire. L’entrevue avec Nox.

– Il a pris le bébé et il lui a brisé la nuque, conclut Darren.

Un silence horrifié suivi. Les mots échappèrent aux deux hommes. Un feu s’anima petit à petit dans les yeux de l’adolescent. Jusqu’à ce que son cœur s’embrase.

– Je le hais.

– Je suis désolé, murmura finalement Keynn.

L’Empereur était navré de bien des choses. Que Nox ait utilisé ainsi Darren. Que Darren se fût retrouvé à s’occuper d’un nourrisson. Que Darren assistât au décès violent de ce nourrisson.

– Cet enfant n’a jamais eu une chance de vivre, n’est-ce pas ? demanda brutalement Darren.

– Non, confirma Keynn sachant que mentir ne ferait que le desservir.

La stabilité de l’Empire dépendait de la dynastie des Lucans et ne pouvait se permettre une descendance incontrôlée. La mort du nouveau-né était inévitable. Darren l’avait compris trop tard.

– Je ne veux plus jamais faire ça, énonça Darren.

– Cela n’arrivera plus, promit le numéro un de l’Empire.

D’abord parce qu’il aurait d’ici peu des mots avec son frère sur ses recherches menant à une parenté. Car il n’avait aucun doute que ce bébé était le fruit d’une expérience douteuse menée par Nox. En effet, ce dernier ne s’adonnait pas aux plaisirs charnels et estimait que l’amour était un sentiment entravant. Jellana Chantebois n’était en rien une maîtresse mais une scientifique ayant usé de son propre corps dans ses études.

Ensuite… Darren avait démontré maintes fois sa capacité à mener sa mission à bien, quel qu’en fût le contexte, avec ou sans données ; la dernière en date étant la mission confiée par Nox. Sa seule erreur, si l’on pouvait dire, avait été de faire confiance au numéro deux de l’Empire. Ce qui ne se reproduirait plus.

– Darren… commença Keynn sans pouvoir poursuivre lorsque l’adolescent vint aussitôt ficher son regard métallique dans celui de son suzerain.

Il n’avait que treize ans. Tout compétent qu’il fût, il n’avait que treize ans.

– Je ne veux plus jamais lui obéir, asserta Darren sachant parfaitement ce qu’il demandait par ces mots-là.

Il avait reçu les sérums N01 à N05, accomplissait désormais des missions de hautes importances et relevant du plus grand secret en toute autonomie. Ni guide, ni protecteur. Sa loyauté envers Keynn Lucans était sans discussion.

– D’accord.

Ce n’était après tout que rendre officiel ce qui était officieux depuis plusieurs mois déjà.

– Je te confère le niveau de teknögrade de rang un.

Fin