Comment Fantöm s’est piégé IRL avec Gaea

Un certain sentiment de jubilation flottait au sein du roster principal de la guilde Justice. Une instance de plus de terminée, un donjon d’où ils sortaient les premiers, un Acte de bravoure qui les inscrivaient un peu plus dans l’histoire d’Olydri et les rapprochaient d’autant de la place de numéro un.

– C’était un peu trop juste à mon goût, commenta Saphir. Bon ne perdons pas plus de temps. Il nous reste encore à… Oh non, pas lui…

Le soupir exaspéré de la paladine était en relation directe avec l’arrivée de l’avatar d’un certain berserker du crépuscule.

– Tu sais qu’il est désormais notre champion pour le mode JCJ ? lui rappela son chef de guilde.

– Et qu’est-ce qu’il n’a pas fallu faire pour en arriver là… se remémora celle qui avait consacré bien trop de ses heures à l’entraînement spécial d’un passe-droit.

Même si depuis Omega Zell avait fait ses preuves et prouvé une quelconque utilité, la manière dont il était arrivé, pistonné par Fantöm, restait toujours en travers de la gorge de la responsable du recrutement. Le côté misogyne du berserker n’aidait pas vraiment à la cohabitation, bien qu’il semblât considérer Saphir différemment des autres femmes.

– De quoi as-tu encore besoin ? s’exaspéra Saphir quand la source de tous ses maux fut à leur hauteur.

L’attention de Max Middle, incarnant Fantöm, fut détournée de la conversation lorsque l’écran de son téléphone portable s’illumina. Appel entrant. Au vu de l’identité de son interlocutrice, il avait tout intérêt à répondre. Jugeant que la situation actuelle dans le jeu ne requérait pas son attention, il coupa son casque et son micro. Au pire, Heimdäl ou Ystos pourraient lui faire un résumé de la conversation. Le joueur garda en revanche son regard rivé sur l’écran au cas où ils se feraient attaqués par une guilde ennemie. Il serait dommage de perdre les points de réputation chèrement acquis aussi bêtement.

– Bonjour Maman, annonça-t-il en décrochant. Tu vas bien ?

– Ah Max, enfin, fit la personne à l’autre bout du fil. On ne peut jamais t’avoir. Tu pourrais m’appeler aussi de temps en temps.

– Euh… Oui. Bien sûr Maman, promit hâtivement le champion de l’Empire. Mais on se parle souvent quand même…

– Une fois par mois au mieux, ce n’est pas ce que j’appelle souvent, protesta sa mère. Et on se voit encore plus rarement. C’est décidé, ce week-end je viens te voir.

– Quoi ?! paniqua aussitôt le joueur ayant réussi l’exploit de terminer seul par deux fois le dernier étage de la tour Galamadriabuyak. Mais Maman, tu ne peux pas débarquer comme ça ! J’ai plus de trente ans, j’ai ma propre vie maintenant !

Ce fut sa première erreur.

– Et depuis quand une mère n’a plus le droit de voir son fils ? s’indigna celle-ci. En plus, je suis sûre qu’une touche de féminité te fera le plus grand bien. Je sais comment vous êtes, vous les hommes, quand vous êtes laissés seuls à vous-mêmes.

– Mais je fréquente plein de filles, tenta de se raccrocher le guerrier légendaire.

Il y avait Saphir, Mist, Rubis… Et toutes les autres joueuses de sa guilde, même s’il les fréquentait moins. Sans parler des joueuses adverses telles que Roxana.

– Je ne te parle pas de plein de filles, mais d’une femme, s’exaspéra sa génitrice. Mon fils il est grand temps que tu te maries.

Max en resta bouche bée. Non mais à quelle époque était restée sa mère pour lui parler ainsi mariage ?!

– Tiens, si tu repassais dans le quartier, tu pourrais faire la connaissance de Gwendoline, enchaîna sa mère pas le moins du monde troublée par son absence de réaction.

– Gwendoline ? répéta éloquemment l’idole de milliers de joueurs.

– Oui, tu te souviens des Boulanger ? Leur fils parti, ils se sont retrouvés avec une chambre de disponible et un grand vide à la maison. Ah, les enfants, élevez-les pendant dix-huit ans et ils vous oublient complètement. Quoiqu’il en soit, ils ont décidé de louer la chambre à une étudiante. Comme ça, ça leur fait un peu de compagnie. Et Gwendoline est une étudiante en médecine. Tu te rends compte ? Une future chirurgienne, c’est un excellent parti.

Mais à quelle époque vivait sa mère pour lui parler « d’excellent parti » ?! Max imaginait déjà le cauchemar et l’embarras que sa mère lui procurerait si une telle rencontre devait avoir lieu.

– J’ai déjà quelqu’un, déblatéra-t-il aussitôt pour parer à cette éventualité.

Ce fut sa seconde erreur.

– Vraiment ? s’étonna sa mère et Max n’arrivait pas à déterminer si elle le croyait ou non. Et tu ne me l’as pas présentée ?

– Ben euh c’est que…

– Tu n’as pas honte de ta mère quand même j’espère ?

– Bien sûr que non !

– Parfait, et bien je pourrais la rencontrer samedi quand je viendrai dîner chez toi, conclut-elle.

– Dimanche, intervint-il. Pour le déjeuner.

Dimanche il y avait la maintenance des serveurs d’Horizon, ce n’était pas comme s’il pouvait jouer pendant cette période.

– Très bien, à dimanche mon chéri, conclut sa mère. Avec ta copine.

Elle ne le croyait pas.

– Bisous Maman, déclara-t-il avant de raccrocher.

Il avait envie de s’assommer contre un mur tellement il se sentait stupide. Mais quelle idée avait-il eu de déclarer qu’il avait une copine ?! Il aurait mieux fait de supporter un déjeuner avec cette Gwendoline que de s’embourber ainsi auprès de sa mère.

Comment rattraper le coup à présent. Son cerveau était soudainement vide et le plongeait dans une spirale infernale dont il était incapable de sortir. Et pourtant il devait absolument reprendre pied dans la réalité s’il voulait avoir une chance de survie. De manière presque automatique, Max réactiva micro et casque.

– Les gars, j’ai un problème, trancha-t-il d’une voix blanche la tirade de Saphir qui déployait un panel de vocabulaire pour exprimer sa déconvenue qui n’en était pas vraiment une puisqu’elle n’espérait pas grand-chose d’Omega Zell.

– Quel genre de problème ? s’intéressa aussitôt la paladine, désireuse de tuer dans l’œuf tout incident pouvant entraver la performance de leur champion.

– C’est un problème IRL, révéla Fantöm toujours hagard.

– Y a des terroristes chez toi ?! commença à supposer Omega Zell. On va te couper ta ligne internet ?! Ton frigo est vide ?! Tu vas te faire expulser ?! Une fille s’est introduite chez toi ?!

– Ben… fit Fantöm.

– Ah je le savais ! se lamenta le berseker. Un poison sans nom ! Toutes des…

Omega Zell s’arrêta brutalement et vira au blanc suite à un léger raclement de gorge de Saphir.

– Je crois que tu ferais mieux de t’arrêter là, décida cette dernière.

– Plutôt que de faire tes suppositions toutes plus abracadabrantes les unes que les autres, et si tu laissais Fantöm s’expliquer ? intervint le chef de guilde.

– Merci Heimdäl, fit Fantöm. Alors. Euh. Voilà. J’aimentiàmamère.

– Quoi ? demandèrent en cœur les autres membres.

– J’ai menti à ma mère, énonça plus clairement le guerrier.

– Ça c’est pire qu’un problème, déclara Ystos. C’est une situation de crise.

– Mais qu’est-ce qui lui a pris ? demanda Saphir atterrée. Mais qu’est-ce qu’il t’a pris ? C’est pourtant pas ton genre de faire une erreur pareille.

Fantöm n’avait pas vraiment de mot pour se défendre. Omega Zell dévisageait son idole sans comprendre, comme s’il ne parvenait pas à assimiler que Fantöm pût avoir une mère comme tout un chacun. Une réaction d’autant plus surprenante de la part du berserker quand celui-ci avait été visité le champion alors que ce dernier était revenu vivre chez ses parents pendant sa dépression, due à son bannissement et sa déchéance orchestrés par Neuropa Entertainment. Mais tout cela était du passé. De toute évidence trop lointain pour Omega Zell.

– Ne paniquons pas tout de suite, les calma Heimdäl.

– C’est vrai, approuva Ystos. Suivant le mensonge c’est peut-être rattrapable.

– Quelle vérité devons-nous créer ? exigea Saphir prête à sortir des arcs-en-ciel d’un chapeau et des lapins d’un rayon de soleil.

– J’ai une copine, annonça Fantöm.

– Hein ??? s’écria Omega Zell. Depuis quand tu as une copine ???

– Je n’ai pas de copine, le corrigea Fantöm. Mais j’ai dit à ma mère que j’en avais une.

– Oh… fit Omega Zell soulagé. Et bien Saphir peut jouer ce rôle puisque c’est une f…f…fille.

– Impossible, déclara cette dernière.

– Ben quoi ?! fit le berserker outré que son idée génialissime fût aussitôt rejetée.

– Ma mère a déjà rencontré Saphir, expliqua Fantöm. Et elle l’a connait suffisamment bien pour qu’il n’y ait aucune chance qu’elle croit qu’on soit ensemble.

– Il y a en revanche d’autres filles dans la guilde qui peuvent remplir ce rôle, déclara sagement Ystos.

– Je vais préparer des entretiens avec notre effectif féminin, décida Saphir. Quelle est la date butoir ?

– Euh… Dimanche midi, révéla Fantöm.

– Dimanche midi ?! s’écria Saphir.

– Ma mère vient déjeuner et veut voir ma copine.

– Non mais tu sais dans combien de temps c’est dimanche midi ? s’exaspéra la paladine.

– Trois jours, calcula rapidement Fantöm.

– Deux jours et demi, précisa obligeamment Ystos.

– Pas de panique, tenta d’apaiser Heimdäl. Saphir va sélectionner les filles de la guilde les plus à mêmes de remplir ce rôle dès ce soir et demain on pourra les briefer. Ensuite on sélectionnera celle qui aura le plus de chance de passer pour la copine de Fantöm. Ça devrait le faire.

– Euh ? intervint Omega Zell surpris par la frénésie. C’est vraiment grave ? Que Fantöm n’ait pas de copine ?

– Ce n’est pas ça le problème, expliqua Heimdäl.

– Il a mentit à sa mère, appuya Ystos.

– Et ? fit Omega Zell ne comprenant toujours pas.

– Les parents constituent souvent la plus grande entrave à l’efficience d’un joueur, développa Saphir. Tu n’as qu’à voir ce qu’il est arrivé à ton ancien chef de guilde. Avant, il était stratège dans notre guilde. Puis il a eu des problèmes avec sa mère. Il a pris du retard. Il a acheté des crédits pirates, trichant pour obtenir un meilleur équipement. Les maîtres du jeu l’ont rattrapé. Il s’est fait bannir. Et il a dû tout recommencer. Dans la guilde Noob, qui plus est.

– Oui mais, Arthéon, les problèmes avec sa mère, c’est parce qu’il vivait chez elle et que ça n’allait pas à l’école, releva Omega Zell. Là, Fantöm, il est adulte et indépendant.

– Ça ne l’empêche pas de m’appeler et de s’inviter chez moi, commenta Fantöm.

– Si l’on ne fait rien, elle va le harceler et on ne pourra plus jouer autant que nécessaire, insista Saphir. C’est une perturbation extérieure que nous ne pouvons nous permettre.

– Euh… Ok, acquiesça Omega Zell dépassé par la situation.

***

– Euh… Alors, ça donne quoi ? s’enquit Omega Zell le lendemain en rejoignant l’équipe de recrutement.

– Rien ! s’exaspéra Saphir. La seule qui pourrait éventuellement faire l’affaire habite au Canada !

– Ah, fit le berserker sentant qu’il était entré dans une zone minée et ne voulant pas s’avancer davantage. Et donc ?

– Il n’y a plus qu’à élargir la recherche, soupira Ystos.

– Il faudrait quand même éviter que l’existence de ce problème ne se répande à l’extérieur de la guilde, commenta Heimdäl.

– Ou alors Omega Zell peut jouer le rôle du copain de Fantôm, proposa Saphir avec un air particulièrement sérieux.

– Qu… Quoi ?! disjoncta Omega Zell.

– Comme ça, ça résout aussi le problème du pourquoi tu n’en as pas parlé avant à ta mère, conclut la paladine.

– Parce que maintenant il faut en plus que je raconte à ma mère que je suis gay ? fit Fantöm incrédule. Tant que tu y es je peux aussi avoir un harem…

– De toute façon Omega Zell ne pourra pas tenir ce rôle, intervint Ystos.

Un regard vers le berserker du crépuscule leur apprit que le joueur était AFK. Plus un mouvement, pas un seul son.

– On ne peut vraiment pas compter sur lui, râla Saphir de mauvaise foi.

***

– Oh non, pas toi, s’exaspéra Fantöm en freinant des quatre fers au tournant du chemin.

– Et bien dis donc, ça fait plaisir, commenta la concernée.

Ce n’était pas son avatar principal, mais Fantöm avait reconnu le reroll de la joueuse penchée sur un parterre de félicitrèfles. Ce dernier était situé juste derrière un pan de mur en ruine, lui ayant préalablement caché la vue. Autrement, il aurait fait un grand détour.

– Il y a des rumeurs comme quoi la guilde Justice rencontrerait de sérieuses difficultés, déclara la joueuse en se redressant pour faire face à son interlocuteur impromptu. Ce qui est surprenant, vu que vous êtes les premiers à avoir terminé la dernière instance.

– Je n’ai vraiment pas le temps de me retrouver dans tes manigances Gaea, soupira Fantöm. Est-ce qu’on peut reporter cette discussion à plus tard ?

Le guerrier du crépuscule aurait aimé qu’un membre de sa guilde fût présent pour détourner l’attention de l’invocatrice. Il avait été par trop souvent la victime de ses machinations, et ne savait jamais comment s’en défaire.

– Par contre la raison de cette déconvenue reste mystérieusement floue, poursuivit la dirigeante de la guilde Roxxor. Les théories les plus folles circulent tellement que je suis incapable de démêler le vrai du faux. Alors ?

Le regard insistant de Gaea exigeant une explication ne mut pas Fantöm pour autant.

– Tu as farfouillé déjà suffisamment dans ma vie privée, tu ne crois pas que je vais te donner davantage d’informations, déclara fermement le joueur.

– Ah, donc c’est ta vie privée le sujet de cette tourmente, se réjouit Gaea. Merci pour l’info.

– Et je me suis encore fait avoir… se lamenta Fantöm.

– Tu peux développer ? demanda avidement Gaea toujours prête à récupérer le moindre renseignement concernant tout un chacun dans le but de l’exploiter à son avantage.

Une information pouvait valoir des milliers de crédits.

– Hors de question, trancha Fantöm décidé à tenir ses positions, tu en sais déjà bien trop. Tu en sais déjà bien trop…

Le guerrier s’était fait pensif et regardait maintenant son pire cauchemar avec intérêt.

– Non, c’est une mauvaise idée, conclut-il.

Sentant qu’elle tenait quelque chose, Gaea lança sa meilleure attaque. Réunissant ses poings sous ses joues et adoptant une moue adorable, elle utilisa sans vergogne la redoutable Gaeabouille.

– Je… cherche une copine, lâcha Fantöm incapable de résister.

– Hein ? fit Gaea prise au dépourvu et complètement incrédule. C’est ça le problème qui bouleverse la guilde Justice ? J’ai l’impression de m’être fait avoir sur la marchandise…

– Oui et non, n’éclaircit pas du tout Fantöm. Tu serais dispo ? Demain midi ? Pour rencontrer ma mère ?

– Attends, tu es en train de me demander de sortir avec toi IRL et de déjà rencontrer ta mère ? demanda Gaea incapable de raccrocher les wagons à la locomotive pour une fois.

– Bon ben la vérité c’est que j’ai menti à ma mère et qu’elle s’attend à rencontrer ma copine demain, expliqua Fantöm gêné.

– Ah… comprit finalement Gaea. Sauf que comme tu n’as pas de copine, il te faut quelqu’un de crédible pour jouer la comédie. Je sais que mes talents d’actrice sont incommensurables… et je suis flattée que tu penses à moi… mais… tu n’as vraiment personne d’autre à qui demander ? D’habitude, tu évites de t’endetter auprès de moi.

– Ben je n’ai pas vraiment le choix, se résigna le guerrier légendaire. On n’a trouvé personne. Et tu me connais, malgré moi, et tu sais jouer la comédie. Et si tu me donnais plutôt ton tarif ?

– Mmh… songea l’invocatrice. C’est que je n’ai pas de besoins immédiats. Et si je te rendais ce petit service, et qu’on discutait ensuite de ma compensation ?

– Je ne vais pas dire oui pour te donner carte blanche sans pouvoir négocier, s’opposa Fantöm, bien qu’il n’ait jamais réussi à négocier quoi que ce fût en sa faveur contre cette manipulatrice invétérée.

– Oh ! Je sais ! s’illumina la joueuse. Vous allez me donner toutes les pièces pour invocatrice du nouveau donjon jusqu’à ce j’ai le stuff complet. J’ai vu qu’il était très intéressant mais pour l’instant ma guilde est en retard pour me le farmer. Je dois bien reconnaître que c’est toi le champion du JCE.

– Non mais ça ne va pas ?! fit Fantöm outré par une telle demande. Tu sais combien ça vaut ?!

– Oui, évidemment, quelle question, répliqua Gaea.

– Tu sais combien de temps on va devoir y passer ?! continua le joueur scandalisé.

– Il n’en tient qu’à vous de finir rapidement. Et puis ce n’est pas comme si vous n’alliez pas refaire cette instance, s’opposa Gaea. Je sais qu’il y a aussi un nouveau stuff pour soigneur qui devrait intéresser Ystos. Et ce dont j’ai besoin ne correspond même pas à une classe de votre roster un.

– Ça ne veut pas dire pour autant qu’on n’est pas intéressé par la tenue d’invocatrice pour un autre membre de notre guilde, protesta Fantöm.

– D’accord, c’est comme tu veux, accepta Gaea faisant mine de partir. Ce n’est pas moi qui ai un besoin immédiat après tout. C’est toi qui décide. Et puis il y a foule de prétendantes pour ce rôle…

– Argh ! D’accord, tu as gagné, céda Fantöm au bord du désespoir.

– Marché conclu, se réjouit Gaea.

– Je suppose que d’une manière ou d’une autre, tu sais où j’habite ? désespéra l’ancien numéro un.

– Évidemment, lui assura la reine de la Coalition.

– Tu sais cuisiner ? demanda Fantöm.

– Des pâtes ? répondit Gaea.

– Ma mère sera là à midi pile, alors soit là à onze heure et demie pour être sûr, déclara Fantöm. On ira au resto.

– Que tu offres, bien entendu, gentleman que tu es, s’assura Gaea même si le ton de la voix ne laissait pas possible une réponse autre que favorable.

– Oui, oui, acquiesça Fantöm. Tu n’as pas d’inquiétude à avoir là-dessus. Ma mère n’accepterait jamais un tel comportement de ma part.

– Excellent ! sourit Gaea. J’apprécie ta mère de plus-en-plus. Autre chose à savoir ?

***

Le jour fatidique arriva. À l’heure dite, la sonnerie retentit chez Max Middle. Se résignant à ce qui suivrait, le trentenaire ouvrit la porte. Et se retrouva nez à nez avec un immense carton. L’indécision de Max aurait pu être longue si son visiteur ne l’avait pas poussé pour entrer dans sa demeure. L’homme, toujours sous le coup de la surprise, se laissa faire.

– Et bien merci pour l’accueil, tu pourrais m’aider quand même, se plaignit une voix féminine.

– Gaea ? reconnut Max.

Le carton fut déposé au sol, laissant apparaître une jolie jeune femme au visage en forme de cœur encadré par des cheveux châtains frôlant ses épaules.

– Je pense que tu préféreras m’appeler Gabrielle devant ta mère, commenta la susnommée.

– C’est quoi ça ? demanda Max en dévisageant le carton.

– Mes affaires, bien évidemment, fit Gabrielle.

– Quoi ?

– Vu que ta mère ne nous rejoint pas au resto, ça veut dire qu’elle passe par l’appart, et qu’elle va en faire le tour, expliqua la jeune femme. Il faut donc une trace de mon existence dans ta vie.

– Euh… Mais tu n’emménages pas vraiment ? s’assura Max inquiet.

– C’est vrai que j’aurais pu, commenta pensivement Gabrielle. Mais cet appart est mal situé par rapport à mes besoins. Heureusement, j’ai déjà un merveilleux colocataire !

Max préférait ne pas savoir quel malheureux s’était ainsi fait pigeonner. De son côté, Gabrielle inspectait la propriété avec un œil appréciateur. Puis, elle commença à ouvrir le carton qu’elle avait emmené et à installer ses petites affaires un peu partout. Max la regarda faire, sidéré.

En moins de dix minutes, son appartement fut transformé. Pas complètement, il reconnaissait encore ses figurines préférées et sa bibliothèque de shōnen. Cependant, des shōjo étaient venus s’installer aux côtés de ces derniers et une peluche de pikouaï adornait désormais son canapé.

– Et voilà, s’auto-félicita Gabrielle.

– Euh… hésita Max.

– Ta mère n’y verra que du feu, lui garantit la jeune femme. Fais-moi confiance.

– Et pour le paiement, tu n’aurais pas une alternative ? s’inquiéta Max qui avait à peine eu le temps de laisser un message à sa guilde pour expliquer la solution trouvée.

– Ne nous tracassons pas avec les petits détails, balaya Gabrielle. Vous me donnerez le stuff au fur et à mesure. Tiens je vous fais même une petite ristourne, vous n’aurez pas besoin de me donner les pièces que la Coalition me procurera déjà. Ne suis-je pas généreuse ?

– Ce n’est pas vraiment le terme que j’aurais employé… marmonna Max.

– Magnanime peut-être ? suggéra Gabrielle. Enfin, si mon équipe trouve plus de pièces avant vous, ça ne compte pas, bien évidemment. On ne pourrait pas parler de paiement si c’est moi qui m’en occupe et non vous. Bien entendu, en cas de manque de paiement de ta part, je me verrai dans l’obligation de raconter la vérité à ta mère et au reste du monde via mon blog. Je suis sûre que cela fera une excellente histoire.

– C’est bon, c’est bon, tu auras rapidement ta nouvelle panoplie…

– Les bons comptes font les bons amis, sourit Gabrielle.

Max laissa échapper un soupir dépité. Les tarifs de Gaea étaient vraiment trop élevés. L’homme n’eut cependant pas le temps d’essayer de trouver une autre monnaie d’échange car sa sonnerie retentit de nouveau.

– Elle est en avance, songea-t-il.

Abdiquant, Max ouvrit la porte. Une femme d’une soixantaine d’années se tenait derrière l’encadrement. Ses hanches élargies par le temps et par la maternité ne le paraissaient pas tant du fait de sa grande taille. La peau de son visage avait ce côté usé par le temps mais ne possédait pas encore une ride. En revanche, des pattes d’oies venaient encadrer les yeux bleus que son fils avait hérités. Ses cheveux, maintenus châtain grâce à quelques passages réguliers chez le coiffeur, étaient coupés au carré.

– Bonjour Maman, la salua nerveusement Max.

– Quelle tête tu fais mon fils, on dirait que tu vas au bûcher, commenta sa génitrice.

Max aurait voulu lui dire qu’il préférait le bûcher, néanmoins il n’était pas suicidaire.

– Euh… Entre, se trouva-t-il donc à répondre.

– Bonjour Madame Middle, je suis Gabrielle Jolivet, salua cette dernière avenante.

– Allons pas de manière avec moi, tu peux m’appeler Natacha, décida la mère de Max en s’approchant pour lui faire la bise. J’aurais aimé pouvoir dire que je te connais déjà, mais malheureusement, Max n’a pas laissé filtrer une seule information. Les garçons oublient bien vite leur pauvre mère. Tu verras si un jour tu as un fils.

Pendant le petit discours d’introduction de Madame Middle, Gabrielle s’était rapproché tranquillement de Max et lui prit le bras comme si elle agissait ainsi tous les jours. Cela fit l’effet d’un électrochoc à l’homme qui se dégagea vivement de la prise.

– Qu’est-ce que tu fais ?! lui demanda-t-il paniqué.

– C’est bon, fit Gabrielle en mettant ses mains en évidence, pas devant ta mère, j’ai compris. Tu es vraiment trop timide.

Max ouvrit et ferma la bouche plus d’une fois, trop stupéfait par la scène pour émettre le moindre son.

– Et ça ne date pas d’hier, commenta sa mère. Tiens je me souviens quand il était petit… Il devait avoir sept ou huit ans… Je l’ai surpris en train d’embrasser une fille, quand il s’en est aperçu, il est devenu rouge comme une pivoine.

– Non vraiment ? s’intéressa Gabrielle cherchant visiblement les potins.

– Ça ne s’est pas du tout passé comme ça, chercha à intervenir Max. C’était juste sur la joue, et c’est elle qui me l’a donné. Parce que je lui ai rendu sa bille préférée que j’avais gagnée.

– Oh, il s’en souvient encore, c’est trop chou, gazouilla Gabrielle. Tu ne me l’avais jamais raconté ça mon cœur.

– Ne t’inquiète pas ma petite, j’en ai plein qu’il a dû omettre, lui assura Natacha.

– Je sens que nous allons devenir de grandes amies toutes les deux, se réjouit Gabrielle.

Et les deux femmes partirent bras dessus, bras dessous, laissant Max fermer la porte. Au moins sa mère n’avait-elle pas eu le temps d’explorer son appartement dans les moindres détails et de lui faire mille et un reproches sur son rangement et la propreté des lieux. Et la vivacité de Gabrielle expliquait sans problème le manque d’intimité au sein du « couple ». Il devait bien reconnaître que la jeune femme avait du génie. À présent, si sa mère pouvait éviter de donner des munitions à son ennemie…

Max avait choisi un petit restaurant français sans prétention à huit cent mètres de chez lui. Il fréquentait habituellement le japonais d’en face, cependant, il savait que sa mère détestait le goût de l’aventure. Ce qui ne l’empêcha pas de remarquer les yeux de Gabrielle s’illuminer un court instant avant de s’éteindre de déception en comprenant que le restaurant asiatique n’était pas au rendez-vous.

– La prochaine fois, lui promit Max compréhensif.

Gabrielle le regarda avec de grands yeux ronds tandis que l’homme réalisait l’énormité de ce qu’il venait de déblatérer. Il n’y aurait pas de prochaine fois, et certainement pas en tête-à-tête. Afin de couvrir sa gêne, Max poussa la porte du restaurant et la tint ouverte pour ses deux compagnes.

– Bonjour, bienvenue, les accueillit un serveur avec le sourire. C’est pour trois personnes ?

– Oui, confirma succinctement Max.

– Par ici je vous prie, les engagea le serveur sans se formaliser ouvertement des manières de ses clients.

Il les mena à une table et les laissa s’installer avant de leur donner le menu. Max plongea aussitôt le nez dedans, espérant échapper à la conversation. Il ne fut nullement surpris lorsque Gabrielle commanda le menu le plus onéreux. Elle n’était pas connue pour vivre austèrement au dépend d’autrui après tout. Connaissant la personnalité de la jeune femme, les tarifs corrects de ce restaurant étaient une raison pour laquelle il l’avait sélectionné.

Max était loin d’être un rapiat et, avec ses revenus de champion d’e-sport, avait tout à fait les moyens d’offrir d’avantage. Cependant, l’idée de donner plus que promis à quelqu’un qui cherchait constamment à le saigner ne lui plaisait guère. D’où le compromis avec ce petit restaurant de quartier à la gastronomie traditionnelle humble et sympathique.

– Et alors, comment vous êtes-vous rencontrés ? s’enquit finalement Natacha.

La question fatidique à laquelle Max n’avait pas la réponse. Enfin, pas une réponse qui conviendrait à sa mère en tous cas. Il était aussi doué en mensonge qu’il l’était en négociation. C’était pourquoi il avait décidé dès le début que Gabrielle serait en charge d’inventer leur histoire.

– Oh et bien ça va vous paraître bizarre, mais on s’est rencontré dans un jeu vidéo, expliqua Gabrielle.

– Toi aussi tu joues à Horizon, c’est ça ? comprit Natacha. Et tu fais partie de la guilde Justice.

La mère de Max n’était pas jeux vidéo, néanmoins elle avait quand même suivi un minimum les exploits de son fils. Elle avait même déjà rencontré certains joueurs de sa guilde.

– Oui pour la première remarque, non pour la seconde, répondit la jeune femme. Max était déjà le joueur numéro un depuis longtemps quand j’ai débuté Horizon 1.0. Mais il a été adorable avec la débutante que j’étais. Il m’a spontanément proposé son aide.

Correction : elle l’avait fait chanter en menaçant de faire effacer son personnage par un pirate informatique s’il ne l’aidait pas.

– Et puis il y a eu les problèmes avec Neuropa Entertainment, poursuivit Gabrielle. Le début du cauchemar pour Max.

Une déchéance due à une vidéo mise sur le blog de Gaea, montrant que Fantöm trichait, assisté de hackers. Même si étonnement ce n’était pas la jeune femme en question qui l’avait postée. En plus de sa déprime d’être ainsi effacé de l’histoire d’Olydri, Max avait ensuite été complètement désillusionné lorsqu’il avait appris que la vidéo était vraie et que ses victoires et sa place de numéro un n’étaient en réalité dues qu’à de l’assistanat.

– D’ailleurs vous ne vous souvenez probablement pas de moi, mais je faisais partie du groupe d’amis qui était venu remonter le moral à Max, poursuivit Gabrielle.

Juste avant sa déchéance, l’invocatrice avait quand même encore essayé de le faire chanter en menaçant de lancer des rumeurs comme quoi il était le fils caché du créateur du jeu.

– Et c’est avec ce même groupe d’amis que nous avons par la suite continué de soutenir Fantöm dans le jeu vidéo pour l’aider à redevenir celui qu’il était. Et même à dépasser celui qu’il était.

Max devait reconnaître qu’elle n’avait pas tort sur ce dernier point. Sans Gaea et les autres membres de la guilde Noob, il n'aurait jamais pu progresser comme il l’avait fait, se challenger et se remettre en question. Car évoluer au sein de la guilde Noob demandait une ardeur et une volonté incommensurables.

– Oh, et puis, je ne sais pas si vous avez entendu parler du duel des trois champions pour lequel Max a représenté l’Empire. Et bien grâce à moi il a obtenu des informations vitales sur son plus grand adversaire et a pu mettre au point une stratégie en conséquence.

Ces informations avaient coûtés deux cent mille crédits que la guilde Justice ne pouvait certainement pas se permettre à l’époque.

– Mais c’est précisément ce duel-là qui m’a fait comprendre quel genre d’homme était Max. Se sacrifier ainsi pour vaincre Spectre et laisser la victoire à Amarras, réparant ainsi le tort qu’il lui avait fait sans même le savoir… Ce n’est pas n’importe qui, qui en est capable.

– Je suis ravie de savoir que mon fils est capable de réparer ses erreurs, déclara sa mère qui n’avait pas dû comprendre la totalité des propos de Gabrielle. Et je suis ravie que cette qualité lui ait attiré une jeune fille aussi passionnée.

Dieu merci, sa mère avait accepté le baratin de Gabrielle. Ce difficile sujet passé, le reste fut plus anecdotique bien qu’embarrassant, Natacha se plaisant à raconter des histoires de Max quand il était petit. De son côté, Gabrielle sortait des faits sur Max les uns après les autres, le plus naturellement du monde. Des faits qui n’étaient absolument pas publics et relevaient de sa vie privée.

Le concerné la regarda avec stupeur et terreur. Mais c’était qui cette fille ? Comment était-elle au courant de tout ça ?! Max décida avec panique et sagesse de fouiller son appartement lorsqu’il rentrerait, afin de vérifier que Gabrielle n’y eût pas laissé de mauvaises surprises, comme des micros ou des caméras.