[Level up] Le forum passe au niveau 6
dans Annonces officielles (18 réponses)
Publié par Valk, le 21 January 2020 - 22:53
dans Made in fan (9 réponses)
Publié par Ophaniel, le 10 January 2020 - 12:28
[NÉOGICIA] Une teinte terne et métallique
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– Pourquoi tu t’embêtes à apprendre tout ça ? lui avais-je un jour demandé. – Il est utile de savoir ce que ses ennemis comme ses alliés sont capables de faire, m’avait-il répondu. Je n’étais pas convaincu qu’un tel approfondissement de cette connaissance fût réellement nécessaire. Mais après tout, ce n’était pas mon problème. Loin de moi l’idée de m’opposer à Darren. Depuis le début il ne s’était rien passé de particulier, tout se déroulait comme il l’avait annoncé, néanmoins je ne pouvais me défaire d’une part de méfiance. Pas tant que je n’avais pas compris l’intérêt de Darren à m’aider. L’intérêt de l’Empereur. De mon ennemi héréditaire. Au moins n’avais-je plus été sujet à des crises de panique. J’étais déjà bien assez vulnérable comme cela. – Bien, maintenant que vous avez dessiné vos runes, vous allez y déposer un objet quelconque puis prononcer les mots de pouvoirs comme nous l’avons travaillé, discourait un jour Maître Plume. Si vous avez réussi l’ensemble des étapes, votre objet devrait s’élever de quelques centimètres et s’y maintenir pendant plusieurs minutes suivant le pouvoir que vous insufflerez. Nous étions initiés aux runes. Un sujet que les maîtres de magie ne faisaient jamais que survoler, n’étant absolument pas spécialistes. Les runes étaient traitées comme un domaine à part, car, même si elles faisaient appel aux flux de la vie et de la mort, elles étaient extrêmement complexes à manipuler. Et peu pratiques. L’emploi des runes étaient généralement réservés pour les utilisations de longue durée, comme dans des temples ou dans les fondations d’une maison. J’avais moi-même reçu déjà plusieurs cours sur le sujet et ce que nous réalisions était d’une extrême simplicité. Je n’eus aucun mal à m’accomplir. Ce qui ne fut pas le cas du tout de mes camarades. Tandis que ma plume flottait tranquillement sans que je n’eusse à m’en soucier, je pus observer les divers résultats, parfois catastrophiques. Xabiani, le plus âgé et expérimenté, réussit à faire décoller sa fleur d’une dizaine de centimètres comme prévu. Cependant, à peine eut-elle atteint son paroxysme qu’elle redescendit aussitôt, peu importait le regard noir que l’élève lui jetait. J’ignorais ce qu’Isha avait utilisé, mais elle provoqua une combustion spontanée de son objet et se leva en hurlant. Maître Plume eut tôt fait d’éteindre le feu et de la réprimander. La plume de Caleo ne bougea pas d’un millimètre, la feuille de Nalys partit avec célérité sur la droite jusqu’à être plaquée contre un mur, celle de sa jeune sœur Lonève bondit jusqu’au plafond avant d’être de nouveau soumise à la gravité. Une feuille de papier fut soudainement posée sur mon bureau. Je sursautai. Me ré-intéressant à mon environnement proche, je constatai que le parchemin contenait un exemplaire des runes que nous étions censés dessinées. Toutes parfaitement tracées. Un regard sur ma gauche m’apprit que Darren en était l’auteur. – Je… commençai-je. « Je suis censé en faire quoi ? » avais-je envie de lui demander. La réponse m’apparut bien plus vite que la dernière fois. Si Darren me sollicitait pour quoi que ce fût, c’était qu’il était question de magie. De ce qu’il était incapable de faire. Alors je saisis une brindille, la déposait sur ses runes, puis prononçait les mots tout en insufflant mon pouvoir dans les caractères. La brindille vint gentiment s’élever et resta en place, tenant compagnie à ma plume. – Excellent Rick, me félicita le maître de magie. Pour les autres, ne soyez pas trop déçus, l’art des runes est extrêmement complexe. D’ailleurs, si vous souhaitez approfondir vos connaissances dans ce domaine, il vous faudra trouver un autre maître. Je ne possède malheureusement que quelques notions de base. Une vie entière ne serait pas suffisante pour maîtriser cet art si particulier. Je déclinai sans regret. Les runes avaient un côté malcommode qui ne m’intéressait pas plus que cela. De toute façon, ce n’était pas moi qui décidais du programme, songeai-je en jetant un coup d’œil à Darren. Même s’il m’avait offert de me spécialiser dans un domaine. Peut-être que je pourrais après tout. Mais je n’en avais pas envie. Contrairement à son habitude, Darren n’était pas plongé dans un épais volume poussiéreux. À la place, il triturait de petits composants qu’il modifiait et assemblait à l’aide de plusieurs outils qu’il semblait manipuler avec habileté. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il effectuait. Un truc de néogicien sans doute. Darren ne quitta pas sa place à la fin de la leçon, continuant son projet. Je sortis avec les autres, trop heureux de pouvoir enfin me dégourdir les jambes. Le cours avait été interminable et d’un ennui terrible. Une notion d’autant plus vraie que j’avais déjà davantage approfondi l’étude de runes via mes précédents tuteurs que ce qui nous avait été présenté. – Franchement, je ne comprends pas pourquoi on a perdu notre temps avec un truc pareil, se plaignit Nalys. – Tu dis ça parce que tu as complètement échoué, se moqua Caleo. – Au moins il s’est passé quelque chose pour moi, rétorqua l’adolescente. – Si tu veux pouvoir compléter ton éducation magique tu ferais mieux de te tenir à carreaux, s’inséra Xabiani hautain. Tu as déjà manqué de peu d’être renvoyée. Tu ferais mieux de prendre tes études au sérieux. – Quel rabat-joie, râla la concernée. Tout le monde n’est pas comme toi. Et si tu avais choisi de te spécialiser dans le flux pour lequel tu es affilié, tu penserais comme nous. Xabiani se crispa. Ses yeux améthyste tranchaient franchement avec le gris clair des autres, indiquant une affinité pour le flux magique des âmes plutôt que pour l’air, ici étudié. Mais une affinité ne définissait pas pour autant l’utilisation que quelqu’un pouvait en faire, ni ses limites. – Cela ne semble pourtant pas poser de problème à Rick, répliqua l’accusé. Mes iris cuivrés ne traduisaient en effet pas une prédisposition pour la magie de l’air non plus. – Je vous écrase tous quand vous voulez, déclarai-je avec un sourire pour que mes propos ne soient pas pris au sérieux. Je n’en pensais pas moins pour autant. Sauf que j’utiliserais plutôt un mixte de flux auquel ils ne s’attendraient pas, concentrés comme ils l’étaient sur la magie de l’air, persuadés que c’était la meilleure forme. – Il y a une foire qui s’est installée au village ça vous dit d’y aller ? suggéra alors Isha pour changer de sujet. – Oh oui ! Trop bien ! se réjouit Lonève en sautillant. – Hors de question, la coupa sa sœur aînée. C’est pas pour les mioches. L’excitation de la petite fille retomba aussitôt. – Mais Nalys, protesta-t-elle les lèvres tremblantes. – J’ai dit non Eva, s’affirma l’adolescente les poings sur les hanches. – T’es trop méchante ! cria Lonève avant de partir en pleurant. – Déjà que je dois me la trimballer jusque dans mes études soi-disant parce qu’elle est douée, je ne vais pas en plus m’en occuper pendant mes heures de loisirs, grogna Nalys. Je supposais qu’il ne devait pas être facile d’avoir une sœur deux fois plus jeune et deux fois plus douée. Nalys n’était pas mauvaise, ou elle n’aurait jamais été acceptée, mais elle était loin d’être extraordinaire. Le fait que Lonève fût éduquée par un maître de magie aussi jeune impliquait un grand potentiel. Et cela se voyait au cours des exercices. Lonève n’avait aucun mal à suivre si ce n’était qu’elle manquait un peu de maturité. Elle n’avait que sept ans après tout. Et franchement, je n’étais pas convaincu que Nalys ne fût pas tout autant immature. – Tu viens avec nous Rick ? me demanda Caleo. La proposition ne fut pas étendue à Xabiani qui après un regard dédaigneux s’éloigna vers la bibliothèque, probablement pour étudier. Lui non plus ne faisait pas partie de ceux qui étaient naturellement doués et devait mettre dix fois plus d’efforts pour obtenir le même résultat. Là non plus je ne pouvais pas me mettre à sa place. J’avais toujours été obligé d’étudier fermement, mais les résultats avaient toujours été là. Je n’avais certainement jamais rencontré de mur infranchissable. – Rick ? répéta Isha devant mon manque de réponse. J’hésitais. D’un côté, j’avais très envie d’y aller. De l’autre, je ne savais pas si j’avais le droit de quitter l’école de magie. – Je ne sais pas, il faut que je demande l’autorisation à Darren, je suppose, déclarai-je finalement. – À Darren ? firent-ils tous les trois surpris. – D’ailleurs qu’est-ce qu’un néogicien fait là ? me demanda Isha. J’haussai les épaules incertain. Non seulement je n’en avais toujours strictement aucune idée, mais je ne voulais pas non plus commettre d’impair. Était-il là pour me surveiller ? Me protéger ? Un mixte des deux ? Tout autre chose ? Après tout, il s’absentait de temps en temps pour faire je ne savais quoi, probablement une mission pour son Empereur. – Et tu dois lui demander la permission ? insista Isha. – Probablement ? errai-je. Au vu de ma situation, je préférais la jouer prudent. – Cela ne me dérange pas que tu y ailles, s’éleva soudainement la voix de Darren. Nous sursautâmes dans un bel ensemble, Nalys lâchant même un petit cri pour l’occasion. – Darren ? demandai-je car je ne le voyais pas. Une ombre descendit sur nous. Nouveau tressaillement. – Tu étais dans l’arbre ? demanda Caleo abasourdi. – Oui, répondit le néogicien. – Depuis combien de temps ? s’inquiéta Isha. – Avant que vous n’arriviez. – T’étais pas resté en salle de classe ? s’étonna Nalys. – Non. – Les néogiciens peuvent se téléporter ? me mêlai-je à l’interrogatoire. – Non. – Comment t’as fait alors ? exigea Nalys. – Je n’ai rien fait de particulier, c’est vous qui n’avez pas prêté attention. – Et qu’est-ce que tu faisais dans l’arbre ? désira savoir Isha. – Je bricolais. |
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Il avait encore effectivement ses outils et pièces qu’il bidouillait dans la classe. – Dans un arbre ? insista Isha. – Oui. – Tu n’étais pas mieux à travailler sur une table ? m’enquis-je. – Si. – Alors pourquoi avoir grimpé ? clarifiai-je. – C’est un bon observatoire. Pour nous avoir observés, il nous avait bien observés. Je n’insistai pas davantage, ne pensant pas pouvoir obtenir bien plus d’information de sa part. Je n’avais pas oublié qu’il était le bras droit de l’Empereur, malgré son jeune âge. Il ne devait pas divulguer n’importe quelle information, même s’il m’avait promis des réponses. Il ne s’y était jamais dérobé, néanmoins, il offrait rarement des réponses complètes pour autant. J’ignorais quelle partie était due à son statut et quelle partie était due à sa personnalité. Contrairement à moi, il semblait naturellement plus silencieux. – Tu veux te joindre à nous ? lui proposai-je donc pour changer de sujet. – Non merci, déclina-t-il. Passez une bonne soirée. À cet instant, Lonève déboula toujours en pleurant et se jeta contre la jambe de Darren qui ne broncha même pas. – Darren ! couina-t-elle. Nalys elle est trop méchante ! Elle veut pas que je vienne avec vous ! – Je n’y vais pas non plus, lui annonça Darren en posant une main réconfortante sur sa tête. Tu veux qu’on étudie la magie ou les runes ensemble ? – Oh oui ! se réjouit aussitôt la petite fille en étouffant un dernier sanglot. Apprends-moi ! Darren entraîna Lonève vers l’intérieur. – Nous voilà au moins débarrassé de cette enquiquineuse, se réjouit Nalys. Et puis quelle sotte. Comme si un néogicien avait quoique ce soit à lui apprendre sur la magie. Je n’étais pas d’accord avec elle sur ce point. Au vu du nombre de livres que Darren avait parcouru sur la magie, il devait en connaître un rayon. D’un point de vue théorique. Tandis que je suivais les autres, je me demandais vaguement quel genre de professeur il était. Le village n’était pas bien grand et la foire s’étalait uniquement sur la rue principale. Pour des jeunes qui avaient l’habitude d’étudier au milieu de nulle part, ces quelques stands étaient une bénédiction. J’en profitais moi-même à cœur joie. Enfin une pause qui n’avait pas besoin d’avoir de signification. Quelques heures sans se retourner le cerveau… Je participai gaiement aux activités et tests culinaires. Apparemment, Caleo venait d’une famille fortunée et il était déjà convenu d’avance entre lui et les filles qu’il prenait la sortie en charge. Qu’il m’inclût m’arrangeait bien car je n’avais pas un crédit sur moi. Autrement, j’aurais dû me contenter de regarder. J’observai avec attention l’amulette que je venais de gagner. Je ne ressentais aucun effluve magique en émaner. Elle était censée apporter de la chance. Très franchement, à part pour les êtres crédules, je doutais qu’elle ait quelque effet que ce fût. Je la rangeai donc avec indifférence dans ma poche. Pour m’apercevoir que la dite poche était déjà occupée. Intrigué, j’en ressortis un petit sac de cuir. Je déliai la corde qui le maintenait fermé avant d’y jeter un coup d’œil. À l’intérieur se trouvait une poignée de crédits ! Ce n’était pas une grosse somme, mais c’était bien suffisant pour un adolescent participant à une foire. Mais comment ces pièces étaient-ils arrivés là ? La seule réponse possible semblait être Darren. Après tout, c’était le seul au courant de ma situation et donc le seul à savoir que je n’avais pas un sou. Ce qui ne m’expliquait pas pour autant comment il m’avait donné cette bourse sans que je ne m’en aperçusse. Pour l’affaire de l’arbre, il avait affirmé que nous ne l’avions pas vu parce que nous n’avions pas prêté attention. C’était clairement le cas ici aussi. Cette faculté à disparaître et réapparaître m’inquiétait quand même un peu. L’idée qu’il pouvait surgir de n’importe où à n’importe quel moment, s’approcher aussi prêt de moi sans que je ne visse rien, déclencha un long frisson de frayeur. Respirant un bon coup, je laissai ces sombres idées derrière moi. Je paniquerai plus tard. Pour l’instant, je voulais juste profiter de la soirée. J’en profitai pour découvrir un peu mes camarades. J’avais jusque-là passé la plupart de mon temps dans l’ombre de Darren ou à étudier et n’avait que très peu interagis avec eux. C’était bien sympa de leur part de m’avoir invité. J’appréciai bien Darren et sa présence m’offrait toujours un sentiment de sécurité, cependant, ce n’était pas quelqu’un de très sociable et ce genre d’interactions me manquait un peu. Par la suite nous rencontrâmes un autre groupe de jeunes. Je ne compris pas s’ils étaient du village ou s’ils n’étaient que de passage. Cela n’avait pas vraiment d’importance et je ne m’y attardai pas. Ce fut aussi à ce moment que nous nous lançâmes dans des défis que je qualifierais avec du recul de stupides. Sur le coup, je voulais juste m’intégrer et, après quelques boissons, les décisions qui suivirent me parurent tout à fait logiques et rationnelles. Ce fut ainsi que Caleo et moi nous retrouvâmes à jongler avec des passants pour voir lequel de nous d’eux était capable d’en faire voler le plus. Les gens nous insultèrent copieusement tandis que nous riions à gorge déployée. Le flux se révélait capricieux et certains s’entrechoquaient. Au moins ne les laissai-je pas tomber comme Caleo. À moins que ce manque de concentration ne fût dû à l’alcool ? Impossible, j’étais bien trop doué pour qu’un peu de spiritueux ne distordît ma perception des flux ainsi. L’un dans l’autre, je ne croyais pas que quelqu’un ait subi plus que quelques égratignures du fait de nos jeux. Il n’y avait pas de mal à s’amuser un peu. Nous fûmes quand même chassés de la foire. Les gens ne savaient vraiment pas accepter une bonne plaisanterie. Nos amis d’un soir nous accompagnèrent jusqu’à l’école de magie. Nous nous effondrâmes à l’extérieur en ce qui ressemblait plus ou moins à un cercle. Une gourde jaillit de nulle part et commença à faire le tour. – Fait sombre non ? commenta une fille. Lumière ! – Vos désirs sont des ordres votre Altesse, me moquai-je. Puis je murmurai quelques mots de pouvoir. Une immense flamme jaillit au milieu du cercle, nous obligeant à reculer précipitamment pour ne pas être brûlés. – Whaou ! s’exclama Nalys. – T’es tout feu tout flamme ce soir ! rit un garçon. On me donna la gourde. Je n’en pris qu’une lampée que j’eus du mal à ne pas recrachée tant le liquide me brûla la gorge. – C’est ce machin qui s’embrase ! protestai-je. Tout le monde rit. La gourde continua de circuler. Nous nous racontâmes des histoires sans queue ni tête. Mais cela ne faisait rien, nous restions euphoriques. Plus tard, un bras fut familièrement passé autour de mes épaules, me rapprochant contre un corps inconnu. Des mots incompréhensibles me furent susurrés. Un éclat de rire m’échappa. D’autres mains se posèrent sur moi. Je me sentais bien. Puis soudain je fus de nouveau seul. Une poigne ferme me remit sur pieds. Je me retrouvai face à deux iris luminescents. Darren. Étrange, depuis quand pensais-je à lui avant de penser « injecté » en voyant ces deux cercles anormaux ? Je ne me sentais même pas en danger. Darren m’obligea à marcher. Je manquai de m’étaler. J’aurais sans doute chût si le néogicien ne m’avait pas rattrapé. Probablement afin d’éviter une répétition de l’incident, Darren modifia sa prise sur moi, supportant davantage de mon poids et surtout se retrouvant responsable de mon équilibre. Plus nous nous éloignions, plus ma tête semblait s’alourdir. Un drôle de bourdon battait à mes tempes. Mon estomac commença à se contracter bizarrement. Chaque pas induisait une pression intense dans mon bas ventre qui devenait de plus en plus insupportable. – Dw j… formulai-je tandis qu’un haut le cœur me prenait. Je me retrouvai soudainement le corps plié en deux à cracher mes tripes. Seul l’étau de fer que Darren maintenait sur mes épaules m’empêcha de plonger tête la première dans cette mixture infâme qui continuait de sortir, brûlant mon œsophage au passage. Assez. Stop. Je n’en pouvais plus. Pitié. Cette sensation était atroce. Quand enfin le supplice fut terminé, Darren me redressa et continua de me faire plus ou moins avancer. Le reste se déroula dans le flou le plus total. Je fus vaguement conscient que Darren me fît un brin de toilette pour nettoyer le vomit et l’alcool et qu’il m’obligeât à me déshabiller avant de me déposer sur mon lit puis de rabattre la couverture sur moi. – C’est l’heure de te lever, reconnus-je la voix de Darren tandis que sa main me secouait gentiment. – Drwr, râlai-je en remontant la couverture. J’avais un mal de tête à me fendre le crâne. – Debout, m’enjoignis de nouveau Darren sans pour autant élever la voix. – Veux pas, déclarai-je. – Tu dois te préparer pour aller en cours, expliqua-t-il calmement. – Mal à la tête, geignis-je. – Cela t’évitera peut-être la prochaine fois de consommer autant d’alcool. Tu as fait ton choix hier, à toi de l’assumer aujourd’hui. – Si t’es pas venu avec nous c’était pour me voir souffrir, pas vrai ? l’accusai-je. – Non. C’est juste que ce genre d’activité n’a jamais eu d’intérêt pour moi, avoua-t-il. – Pourquoi tu m’as laissé partir alors ? demandai-je intrigué et un peu plus éveillé. – Je sais que ce genre de réunion fait partie de la vie des adolescents, déclara-t-il. Même si je ne l’apprécie pas moi-même, il n’y a aucune raison que tu ne puisses pas y prendre part et profiter de cette expérience commune. Commune. Commune… Une image de la veille rejaillit dans mon esprit. – Oh non… Qu’est-ce que j’allais faire… réalisai-je. |
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Repenser aux autres adolescents dans cette situation fit remonter une vague de nausée que je contins à grande peine. – Heureusement que tu m’as arrêté avant que je ne fasse ça, remerciai-je mon protecteur. – Je n’ai rien contre l’activité, annonça-t-il, mais je me suis dit que tu n’apprécierais pas de la faire dans un tel état d’ébriété. – Urgh… Jamais de la vie… Comment tu as fait pour intervenir au bon moment ? Tu m’as suivi toute la soirée ? – Non, nia-t-il. Je vous ai observé à partir du moment où tu as manqué embraser la forêt. Je me sentis rougir de honte. – Ce n’était qu’un tout petit feu… me défendis-je pitoyablement. – La magie et l’ivresse ne font pas bon ménage. Vous avez eu de la chance qu’il n’y ait pas eu de blessés. Je plongeai soigneusement mon visage dans mon oreiller pour ne pas avoir à faire face à la déception que devait inévitablement afficher le visage de Darren. C’était ma première sortie, et je m’étais effroyablement comporté. Aucune chance pour qu’il ne me laissât une seconde chance après une soirée pareille. En y repensant cette interdiction n’était peut-être pas si mal vu comment cela avait failli se terminer. – Debout, répéta Darren. – T’aurais pas une potion de sobriété ? m’enquis-je à tout hasard. – Non. – Un truc de néogicien équivalent alors ? Peut-être que la technologie pouvait avoir son utilité après tout. – Si, m’affirma-t-il cette fois. Je relevai la tête plein d’espoir. Il était debout près de la porte et attendait visiblement que je me levasse. – Tu ne vas pas me le donner, réalisai-je. – Non. – C’est encore la partie où je dois assumer mes choix, c’est ça ? – Oui. Je poussai un râle de désespoir mais je finis par me lever. Je sentais que la journée serait longue et difficile. Au vu de la tête de Caleo et Nalys, je ne serais pas le seul dans ce cas-là. Isha, elle, commença par arriver en retard en cours et se prendre un sermon de Maître Plume. Après tout, elle n’avait pas de Darren pour s’assurer qu’elle fût à l’heure. Cette journée se révéla effectivement un calvaire, d’autant plus lorsque Maître Plume reçut la visite de villageois mécontents. Il était fort dommage à cet instant que je ne connus pas de sort d’invisibilité. Je me promis de rectifier cela dès que possible. L’essentiel fut que je survécusse à la journée et pusse en connaître d’autres. Une autre fois, alors que nous sortions de cours, un jeune garçon arriva essoufflé. – À l’aide ! Le village est attaqué ! s’époumona-t-il. Puis ses jambes le lâchèrent et il s’effondra. – La Coalition… Pitié, aidez-nous, nous supplia-t-il. Mon cerveau s’arrêta de fonctionner en entendant le nom de ma faction. – Il n’y a pas un instant à perdre ! décida Isha en prenant à grandes foulées la direction de laquelle venait l’enfant. Le reste du groupe lui emboita le pas sans réfléchir. Mes jambes avaient naturellement suivi le mouvement tandis que mon encéphale redémarrait péniblement. Je m’apprêtais à me retrouver face à des gens de ma faction. J’étais censé faire quoi ? Pourquoi le village n’aurait-il pas plutôt pu être attaqué par un monstre ? Je ne pouvais quand même pas aider mes ennemis contre mes propres alliés. Même si seul Darren était au courant de ma position. D’ailleurs il avait bien mal choisi son moment pour s’absenter. Toutes mes hésitations partirent en fumée quand j’arrivais au village. C’était un carnage. Des enfants hurlaient de terreur tandis que leurs mères luttaient vainement armées de poêle ou de couteau de cuisine contre des montagnes de muscles brandissant hache ou épée. Un vieillard gisait au coin de la rue les yeux ouverts sur le néant et le ventre éviscéré. Pourquoi ? C’étaient nos ennemis, mais ce n’étaient que des villageois. Pas des soldats. Ni même des injectés. Ils maîtrisaient la magie pour leur vie de tous les jours, mais ils étaient incapables de se défendre avec. Quel était leur crime ? Être né sur Keos plutôt que sur Örn ? Je ne pouvais le permettre. Rassemblant du mana, je lançai une puissante salve d’air qui vint cueillir l’un des barbares et l’envoya voler contre un mur avec tant de force qu’il ne se releva pas. Des hurlements de terreur attirèrent mon attention et je vis avec horreur une femme se faire égorger, ses enfants encore cramponnés à son jupon. Faisant appel au flux de la terre, je dressai un mur de granite sur lequel vint s’écraser l’assassin, emporté dans l’élan pris pour achever les enfants. Cela eut pour effet d’attirer son attention sur moi. J’enchainai avec de rapides salves de magie issue du flux de la souffrance. Il les bloqua toutes. Une puissante flamme n’eut pas raison de lui. Pas plus que des pics de glaces mêlés à de la magie du temps pour accélérer leur déplacement. C’était qui ce type ?! Une mini-tornade vint l’attaquer sur le côté et je reconnus l’empreinte d’Isha dans cette magie. L’homme détourna les vents destructeurs vers une maison qui s’effondra, emprisonnant des enfants à l’intérieur si les cris qui résonnèrent ne m’induisaient pas en erreur. Sans doute étaient-ils blessés, peut-être même étaient-ils morts. Du coin de l’œil j’aperçus Isha se retrouver engagée contre une femme maniant la hallebarde avec une grande dextérité. De mon côté je redoublai d’ardeur. Mais à part le faire légèrement ralentir, mes attaques n’effrayaient même pas mon ennemi. Il serait bientôt sur moi et je n’avais rien pour me défendre. Je laissai tomber la magie et m’enfuis. Je sentis l’homme se lancer à ma poursuite. Je ranimai le corps d’une femme décédée et lui intimait vaguement une direction dans laquelle se lancer. La nécromancie à tombeau ouvert était loin d’être opérationnelle pour moi. Mais le corps remplit son rôle, se jetant sur l’un des barbares et le mordant sauvagement au cou. J’embrasai les deux tandis qu’il cherchait à se dépêtrer du cadavre. L’un de ses acolytes lui versa une tonne d’eau sur la tête pour arrêter sa combustion. Je profitai de ce moment de distraction pour récupérer la lance qu’il avait laissée tomber pour faire face à mon poursuivant. Il n’avait pas d’arme mais une armure lourde qui ne semblait pas gêner ses mouvements plus que cela. Quelques échanges me permirent de comprendre qu’entre son armure et sa magie, il encaissait bien les coups, l’arme que j’avais empruntée n’égratignant même pas son armure. Lui en revanche réussit à placer un coup de poing qui m’envoya valser. Je m’écrasai lourdement au sol et eus à peine le temps de rouler sur le côté afin d’éviter de me prendre le coup suivant qui créa à la place un cratère dans le sol. Je m’essayai à un sort de glace pour l’entraver suivi d’une salve de magie. En vain. Malgré notre proximité, je ne parvenais toujours pas à lui causer le moindre dégât. À ce rythme-là, je finirais en craboumiam dans les minutes suivantes. Soudain, l’expression carnassière de son visage se figea et il tomba comme une masse. À peine eus-je le temps de voir son œil gauche transpercé. L’assaut prit un virage à cent quatre-vingts degrés. Les assaillants commencèrent à s’effondrer les uns après les autres sans que quiconque ne comprît pourquoi. Une nouvelle peur s’empara d’eux et ce fut la débandade. Cependant, ils eurent beau courir, ils ne purent échapper à leur sort. Et dans ce calme d’après bataille apparut Darren, son bâton mortel à la main. Cela expliquait la fin brutale de nos ennemis. Le néogicien prit aussitôt la situation en main, dirigeant les efforts pour secourir les blessés. Tandis que les autres élèves étaient mis à contribution pour soulever les corps et les déblais, Darren m’assigna aux soins. Le ménage post-bataille dura jusque tard dans la nuit. Après avoir secourus ceux qui pouvaient l’être, il fallut rassembler les cadavres. Les ennemis furent brûlés d’un côté, les villageois dans un autre. Quelques paroles furent déclamées en leur souvenir puis, après nous être assurés que tout le monde avait un toit sur la tête pour la nuit, nous rentrâmes à l’école. Isha avait un bandage qui lui couvrait la moitié du visage, Xabiani portait un bras en écharpe et Caleo supportait une Nalys visiblement hébétée. Darren portait Lonève. – Elle est… demandai-je les yeux rivés sur le corps inerte. Nalys éclata en sanglots. Darren acquiesça silencieusement. Le reste du trajet se déroula dans un silence surréel. – C’est ta faute… murmura Nalys. C’est ta faute ! Elle se détacha brusquement de Caleo pour faire face à Darren. – Où est-ce que t’étais ! hurla-t-elle. Pourquoi t’étais pas là ! T’aurais pu la sauver ! J’te déteste ! Tout ça c’est de ta faute ! Darren ne broncha pas sous les accusations. Il encaissa les insultes qui suivirent sans jamais chercher à se défendre. – Nom d’une Source ! Où étiez-vous donc tous passés ? arriva Maître Plume. Nalys arrêta d’hurler et se remit à pleurer de plus bel. Caleo l’entraîna vers les dortoirs. Isha et Xabiani ne s’attardèrent pas et leur emboitèrent le pas sans un mot, nous laissant, Darren, le cadavre de Lonève et moi, expliquer les derniers événements à Maître Plume. – Tu peux y aller toi aussi, m’offrit Darren. Je secouai négativement la tête et écoutais Darren relater l’attaque, trop fatigué pour sortir le moindre mot. Je n’avais pas envie d’être seul après ce qu’il s’était passé et, à part Darren, je n’avais personne. En moins de cinq minutes, Darren avait expliqué la situation à un vieillard choqué et après avoir déposé le corps de Lonève, je pus finalement m’effondrer sur mon lit. – Elle n’avait que sept ans, murmurai-je. Pourquoi ? Pourquoi ils ont fait ça ? – Certains prennent du plaisir dans la peur, la souffrance et la mort qu’ils apportent, énonça Darren. – Ça n’a pas de sens… – La logique dicte rarement le monde. – Elle n’avait que sept ans… répétai-je. Bien qu’épuisé, le sommeil mit longtemps à me gagner. |
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– Pourquoi n’étaient-ils pas mieux équipés ? demandai-je à Darren au petit matin sans savoir si j’avais fermé l’œil de la nuit ou non. Pour se défendre ? – Ce village est situé relativement à l’intérieur des terres, répondit Darren apparemment éveillé lui aussi. Avait-il dormi ? – D’habitude la Coalition ne vient pas jusqu’ici, continua-t-il d’expliquer. Il y a des pièges pour les bêtes sauvages et rien de valeur pour attirer des brigands. Au pire, ces derniers viennent piller de la nourriture, mais ce sont des raids éclairs qui provoquent peu de blessures mortelles. – Ah… fis-je à court de mots. Nalys n’aurait pas dû t’accuser comme ça. Ce n’était pas juste. – Non, reconnut-il. Mais elle avait besoin de trouver un coupable. Un coupable qui ne soit pas elle. – Je ne comprends pas. Lonève était sa sœur mais sa mort n’est pas pour autant sa faute. – Lonève s’est sacrifiée pour protéger Nalys, révéla Darren. – Quoi ? soufflai-je choqué. – Lonève a utilisé un sort pour protéger Nalys mais par la même occasion s’est retrouvée exposée à un coup mortel, explicita Darren. Les mots m’échappaient. Nalys devait se sentir tellement… coupable. – Comment… Comment tu es au courant de tout ça ? « Puisque tu n’étais pas là. » – La majorité de mes informations vient de Xabiani ainsi que de ce que j’ai pu observer. Le reste provient des villageois. – Ah… Je me sentais vide. Darren attendait patiemment que je me reprisse, comme si des innocents n’avaient pas perdu la vie la veille. Comme si tout ça était ordinaire. Et sans doute cela l’était. Deux factions en guerre. Leurs citoyens qui en subissaient les conséquences. C’était la première fois que j’étais exposé à cette partie de la guerre. Où des innocents étaient massacrés sans raison ni sens. – Ce n’était qu’une enfant… Elle n’aurait pas dû être là… murmurai-je finalement. – Aucun d’eux n’aurait dû être là, trancha Darren. – Pardon ? fis-je abasourdi. On était censé laisser les villageois se défendre tous seuls ?! La colère montait soudainement en moi telle une vague gonflant sous le vent. Il était en train de me dire qu’on s’était battu pour rien ? Que notre absence n’aurait rien changé ? Que Lonève était morte pour rien ? – Ce ne sont pas des combattants, expliqua toujours aussi calmement Darren. Ma bouche s’ouvrit pour laisser sortir le flot de mes pensées, avant que la formulation de Darren n’atteignît finalement mon cerveau, laissant ma colère refluer. – Attends. Tu veux dire que moi je pouvais y aller mais pas eux ? – Tu sais te défendre et tu sais attaquer. Je lui lançai un regard dubitatif. Il eut l’obligeance de développer : – Tu as eu le réflexe de chercher une arme et de t’en servir, tu n’as pas utilisé de sort de zone, tu as su te débrouiller avec le panel de tes compétences dans l’urgence, sans te focaliser sur la perfection. – Un sort de zone au milieu des villageois ?! fut ma première surprise. – Caleo a blessé sévèrement trois villageois ainsi, narra-t-il. – Et comment ça se focaliser sur la perfection ? C’est un combat, pas un cours ! – Exactement, acquiesça-t-il. Mais tu es le seul à en avoir eu conscience, à en avoir l’expérience. Les autres n’ont encore jamais utilisé leur magie dans des situations difficiles, non scénarisées. – Je… je ne comprends pas, lâchai-je. Comment est-ce possible ? – Le cas ne s’est jamais présenté et l’école est orientée davantage sur la théorie. Les mages sont d’abord formés dans des écoles avant de rejoindre ou non l’armée. Les guerriers s’engagent dans l’armée et reçoivent leur formation en même temps qu’ils se battent. Les mages ont très peu d’expérience du terrain. C’est pour cela qu’ils débutent en étant associés à des guerriers expérimentés. Ce n’est pas pour rien que la plupart des mages sont en retrait. – Les meilleurs savent manier la lame aussi bien que la magie, contrai-je. – En effet. Mais ce n’est pas donné à tout le monde. Apparemment, il pensait que je faisais partie de ces rares élus car, trois jours plus tard, il me présenta une épée d’entraînement, juste comme j’en avais l’habitude. J’en restai abasourdi. – Tu peux lire dans les pensées, affirmai-je. – Non, toujours pas, nia-t-il un brin amusé. – Alors comment peux-tu savoir que mon arme de prédilection est une épée ? Je refusais de croire à une coïncidence. – L’autre jour tu tenais et maniais ta lance comme une épée, énonça-t-il. Je rougis d’embarras. J’avais également appris à manier la lance par le passé, cependant avec beaucoup moins de dextérité qu’une épée. Sous la panique et le feu de l’action j’étais naturellement retourné à une forme plus familière. – Tu m’as vu me battre ? m’étonnai-je. Je n’avais pris conscience de sa présence que lorsque mon ennemi s’était effondré. J’étais parti du principe qu’il avait été absent précédemment. Apparemment il était venu en aide à d’autres avant moi. Je me trouvai soudain bien présomptueux de penser qu’il n’était là que pour moi. Bien évidemment qu’il défendrait sa faction en priorité. – Tu te débrouillais, me complimenta-t-il à ma surprise. – Tu as dû me confondre avec quelqu’un d’autre, répondis-je sarcastique. – Non. Ce n’est pas le cas. – Si tu n’étais pas intervenu, je serais mort, m’opposai-je. – C’est une possibilité mais pas une fatalité, déclara le néogicien. Tu avais tes chances. Ce guerrier avait l’entraînement et l’équipement pour encaisser les attaques, mais il n’était pas invulnérable pour autant. Tu étais en difficulté mais pas dans une impasse. Il te restait encore de nombreuses ressources. Il voyait vraiment tout cela en moi ? J’étais étonné de ne pas me sentir écrasé. J’avais l’habitude de crouler sous les attentes de mon père et de mes tuteurs, pourtant quand c’était Darren, je me sentais pousser des ailes. J’avais envie d’être cette personne qu’il décrivait. Peut-être était-ce cela la différence. Là où mon père me poussait vers un idéal, Darren m’offrait simplement sa vision de moi. Pas de ce qu’il souhaitait voir, mais de ce qu’il me savait capable. Je ne lui demandai pas s’il savait se servir d’une épée. Cela me paraissait évident. Darren me donnait l’impression qu’il était capable de tout. Sauf de magie. Et encore que… Il arrêta mon épée de la paume de sa main et je sentis le vent se disperser. Comme s’il avait dressé un bouclier magique qui avait absorbé l’impact. Je reculai précipitamment abasourdi. – Qu’est-ce que… ? bredouillai-je. – Pas encore au point, conclut-il en observant sa main. Je remarquai alors le vermillon qui s’y accumulait. Je lui avais infligé une coupure avec une épée d’entraînement. Quelque chose clochait. Cette arme n’était pas faite pour trancher. La lame était volontairement émoussée. Au pire quand on se prenait un coup on risquait une contusion. Ce n’était que pour s’entraîner après tout. – Darren ? appelai-je incertain. Il sortit une compresse pour éponger le sang avant d’appliquer un onguent. Il termina par un bandage puis reprit son épée comme si rien ne s’était passé. Je refusai de le laisser filer comme ceci. – C’était quoi au juste ? exigeai-je. Depuis quand les néogiciens étaient-ils capable de magie ? Je croyais que leur but était de l’éradiquer. – Une expérience ratée, annonça Darren. – Comment tu as fait ça ? réclamai-je. Et comment t’es-tu coupé ? Il s’approcha de moi et défit son gantelet, auquel je n’avais pas prêté attention jusqu’à présent. De l’extérieur, l’élément de protection ressemblait à n’importe quel gantelet classique. De l’intérieur, différentes pièces métalliques étaient intrinsèquement assemblées. Darren enclencha un mécanisme et un léger souffle caressa mon visage. – D’accord… réfléchis-je à toute allure. Tu essaies de faire croire que tu peux faire de la magie avec tes trucs de néogicien. Et son processus avait dû échouer quelque part, le blessant au passage. – Exact, confirma-t-il. – Je vois mal comment tu pourrais imiter des sorts puissants, déclarai-je peu convaincu par la démarche. – Ce n’est pas l’objectif, affirma-t-il. Beaucoup d’Olydriens sont capables de peu de magie. – Tu veux te faire passer pour quelqu’un de normal ? fis-je sceptique. Tu oublies un détail. Et pas des moindres. Tes iris. Leur teinte terne et métallique était typique des néogiciens. Ils devenaient même luminescents dans la nuit. – Quelqu’un d’autre travaille sur le sujet, révéla Darren. Évidemment. Deux jours plus tard, Nalys revint. Ses parents étaient venus chercher le corps de leur fille et leur aînée les avait raccompagnés jusqu’à son village natal. Il avait été incertain que Nalys revînt ou non à l’école de magie après les événements traumatisants qui étaient survenus. Il semblerait qu’elle ait décidé que cela en valait la peine. Caleo et Isha qui étaient très proches de l’adolescente vinrent aussitôt la réconforter. Pour ma part, je préférais garder mes distances. Je n’avais d’affinité particulière avec aucun d’entre eux et pas la moindre idée de ce que je pouvais faire face à ce visage impassible, les yeux hagards ne voyant rien de ce qui les entouraient. Contre toute attente, Nalys décida de se coller à Darren. – Ok… Quelqu’un peut m’expliquer ce qu’il se passe ? murmura Caleo. Je croyais qu’elle méprisait Darren. – Sais pas, fis-je en haussant les épaules. Darren lui a parlé avant qu’elle ne parte mais je n’ai aucune idée de ce qu’il a pu lui dire. – Ben visiblement ça l’a faite changer d’avis. |
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Dans les jours qui suivirent, Nalys continua de s’accrocher à Darren. Même pendant que ce dernier m’entraînait, elle s’asseyait à côté et nous regardait. Les autres nous avaient observés au début avant de demander à Darren s’il pouvait les entraîner également. Ce à quoi le néogicien avait répondu qu’il n’avait ni le temps ni l’expérience nécessaire pour entraîner des novices. Et cela en était resté là. Le quotidien avait plus ou moins repris son cours. Le plus gros changement était sans doute le silence. Il n’y avait plus ni les cris d’excitation de Lonève, ni les disputes entre sœurs, et Nalys avait cessé de bavarder, regardant au loin et laissant échapper un soupir de temps en temps. J’avais hâte de changer d’école. Darren m’avait promis un apprentissage des huit flux. Et j’en avais assez du flux de l’air. Je me souvins alors d’une idée qui m’avait traversé l’esprit quelques semaines plus tôt. Je pourrais peut-être m’y atteler quitte à être coincé ici. Cela m’éviterait d’avoir à interagir avec les autres plus que nécessaire. Ce fut ainsi qu’entre les cours de Maître Plume et les leçons de Darren, je me plongeai dans l’étude du sort d’invisibilité. Trouver les manuscrits s’y référant fut aisé. Les déchiffrer le fut un peu moins. Mettre en pratique la théorie me fut impossible. – Ça m’énerve ! finis-je par m’emporter tandis qu’une rafale se dispersait autour de moi face à mon échec. – Qu’essaies-tu de faire ? s’éleva la voix de Darren. J’aurais aimé ne pas sursauter. Cependant, le néogicien sortait toujours de nulle part quand je m’y attendais le moins. Un regard vers la cime d’un arbre proche m’apprit que Darren avait probablement vu mes tentatives de la journée. Il était à califourchon sur une branche et trafiquait son gantelet. Afin de se faire passer pour un praticien de la magie. J’avais l’impression que cela nécessitait beaucoup d’efforts pour un maigre résultat. – Un sort d’invisibilité, révélai-je avec défaitisme au néogicien car je ne voyais pas l’intérêt de le lui cacher. Ce dernier hocha la tête en signe de compréhension tout en rangeant son matériel. Puis il descendit de son perchoir pour venir me trouver. – Comment t’y prends-tu ? me demanda-t-il. Je ne voyais pas l’intérêt d’expliquer à un injecté, mais, n’ayant rien à perdre, je lui expliquai ma démarche. Peut-être avait-il lu un parchemin qui avait échappé à mon attention et contenait des instructions clés. – Ce n’est pas tant un sort d’invisibilité que de détournement d’attention, déclara-t-il finalement. – Ok, si tu veux. Et ? fis-je ne comprenant pas où il voulait en venir. – La théorie de ce sort est de contrôler chaque particule d’air autour de toi afin de rediriger la lumière que tu reflètes et faire ainsi croire aux différents observateurs qu’il n’y a personne. – Contrôler chaque particule ? Indépendamment ? m’étouffai-je incrédule. C’est impossible ! – En effet, acquiesça-t-il, même pour un néogicien prendre en compte tous ces paramètres se rapproche de l’ordre de l’impossible. – Une minute ! intervins-je. C’est un sort qui existe, qui a déjà été lancé. Que j’ai déjà vu lancé ! Alors comment tu expliques ça ? – Je t’ai expliqué la théorie et non la pratique, exposa Darren. – Ok, alors en pratique comment je fais ? – Tu utilises ton instinct. – Mon instinct ? Sérieusement ? Tu n’as pas mieux comme conseil ? Franchement, à quoi je m’attendais aussi de la part d’un néogicien ? – La magie est certes une grande part d’études et de formules, reconnut Darren, mais l’instinct a aussi son importance. C’est souvent ce qui fait la différence entre un bon mage et quelqu’un de lambda. Sa capacité à comprendre la magie naturellement. En ses mots, je reconnus une leçon qui m’avait été répétée maintes fois par mon père et mes différents tuteurs. J’étais doué en magie. C’était un fait inné. Eux n’étaient là que pour cultiver mon talent et le faire grandir. Aurais-je eu la capacité d’un smourbiff qu’on m’aurait laissé moisir dans un placard. Idem pour les prédispositions que j’avais montrées avec une épée. Pas une lance, ni une hache, ni un sabre et encore moins une hallebarde. Une épée. J’étais né pour cela. – Ferme les yeux, me conseilla Darren. Respire profondément. Prends conscience de toutes les particules qui t’entourent. L’air est partout. Appelle à toi le pouvoir de Lys. Tu connais son essence, la manière dont elle circule en toi librement. Saisis ce flux et enveloppe-toi dedans. Les vents s’assemblèrent autour de moi. Une tempête dévastatrice prête à être lâchée. – Ne cherche pas à les dominer, continua calmement la voix de Darren. Tu ne veux pas détruire, tu veux te protéger. J’expirai, tentant de me calmer. L’air continua de tournoyer furieusement mais plus proche de moi. Un mur impénétrable entre moi et l’extérieur. Les mots de Darren persistèrent jusqu’à moi. – Doucement. Tu ne veux pas effrayer les oiseaux. Assis-toi. Tu es au repos. Laisse ton esprit flotter. Tu fais partis du paysage. C’est à peine si tu entends les battements de ton cœur. J’avais conscience que Darren continuait de parler, cependant, sa voix devenait de plus en plus lointaine et ses mots perdirent de leur sens. Lorsque je revins finalement à moi, une rafale se déchaina brutalement, sous mon soudain manque de concentration. – Ce n’est pas très pratique, commentai-je. Dès que je relâche ma concentration tout part à vau-l’eau, je ne peux pas me déplacer et je n’ai même pas conscience de ce qui se passe autour de moi. – Tu y arriveras avec du travail, m’assura Darren. Petit-à-petit, cela te deviendra naturel et tu auras de moins en moins besoin d’y penser. – Si tu le dis, soupirai-je. Mais comment tu peux savoir tout ça ? Ce n’est pas le genre d’information qu’on trouve dans les livres. – J’étais très adepte de ce sort plus jeune, révéla Darren. – Hein ?! Tu as fait de la magie avant ?! Tu as été injecté ?! Mais pourquoi t’as fait ça ? J’étais horrifié. Dans ma tête, Darren avait toujours été un néogicien. Qu’il ait choisi délibérément de se couper des Sources était inconcevable. D’autant plus qu’il devait être doué en magie pour réussir un sort aussi complexe à un âge qui devait probablement être proche de la dizaine si ce n’était moins. Vu son niveau en tant que néogicien, son injection ne pouvait pas dater de la veille. Et je lui donnais à peine plus de vingt ans. – Je n’ai pas vraiment choisi ce chemin, déclara-t-il. Mon père a décidé pour moi. – Hein ?! Mais comment ? Pourquoi ? – Il souhaitait se débarrasser de moi et l’Empire prend en charge tous les nouveaux injectés. C’était quoi ça ? Et comment parvenait-il à me raconter des atrocités pareilles avec indifférence ? Je ne savais pas quoi lui dire. J’étais soulagé que Darren ait promis de me protéger d’un tel destin. Perdre sa magie ainsi devait être affreux. Je n’osais imaginer la douleur de ne plus pouvoir puiser dans la Source de la vie et de la mort, de ne plus ressentir les flux qui coulaient dans tout être. À part les néogiciens. Les néogiciens subsistaient en-dehors des Sources. – Et tu ne regrettes pas ? De ne plus pouvoir faire de magie ? murmurai-je. – Je ne perds pas mon temps à regretter ce qui ne peut être changé. J’avance. |
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Scène bonus #8 Darren n’avait pas hésité quand il avait vu le regard désespéré du jeune soldat au milieu de trois cadavres. Il l’avait renvoyé vers le poste le plus proche et, devant l’air déterminé qu’avait soudain pris le jeune homme, lui avait révélé qu’il était teknögrade de rang un et assuré qu’il accomplirait lui-même la mission. C’était ainsi qu’il s’était retrouvé à infiltrer le continent d’Örn afin de mettre la main sur un espion de la Coalition qui leur avait dérobé d’importantes informations. La traque s’était déroulée sans souci. Si l’espion avait une bonne longueur d’avance sur le néogicien, Darren avait pour lui sa rapidité et son endurance. D’autant plus que, se croyant à l’abri, l’espion n’avait pas longtemps pris soin de dissimuler ses traces. Darren l’avait retrouvé, abattu puis dépouillé de ce qu’il avait dérobé à l’Empire. Le teknögrade ignorait à qui ces informations étaient destinées, mais visiblement pas aux premiers soldats du coin. La menace ainsi neutralisée, Darren fit promptement demi-tour. Il n’ignorait pas ce qui attendait les prisonniers aux mains de la Coalition, encore moins lorsqu’ils étaient néogiciens. Il ne perdit d’ailleurs pas de temps à se débarrasser proprement du cadavre et le laissa pourrir aux soleils. Chaque seconde passée sur Örn augmentait le risque d’être découvert. Darren s’arrêta cependant lorsqu’il entendit des braillements, mélange entre cris de guerre et excitation. Une très mauvaise combinaison. Il était actuellement dans un terrain rocheux et grimpa prudemment sur un bloc afin d’avoir une vue sur ce qu’il se passait et d’évaluer le danger. En contrebas s’étendait une plaine. Et sur cette plaine un groupe de guerriers en tous genres poursuivait une silhouette tentant tant bien que mal de garder une certaine avance sur ses poursuivants, jetant un sort de glace qui manqua largement sa cible. Darren sortit une longue-vue afin d’obtenir plus de détails sur les belligérants. En tant que néogicien, il avait une bonne vue, mais pas à ce point-là. Il put ainsi constater que le poursuivi n’était qu’un adolescent tandis que les assaillants étaient tous bien adultes. Il examina rapidement le visage de chacun d’entre eux, se repassant dans son esprit les portraits des espions de l’Empire. Il était bien assez difficile d’en infiltrer comme cela, inutile qu’ils se fissent abattre par leur propre camp. La situation évaluée, Darren sortit son sniper, assemblant en un instant les trois parties qui le composait. L’adolescent s’effondra finalement, touché dans le dos. Le néogicien tira. Il eut ainsi le temps d’en éliminer trois avant que ses cibles ne réalisassent qu’ils étaient devenus proies. Darren s’approcha tout en continuant de tirer avec précision. À présent que ses ennemis l’avaient identifié, il ne servait à rien de rester à une telle distance, ils auraient tôt fait de dresser un bouclier magique pour se protéger. Le néogicien continua d’exploiter le moment de surprise pour se mêler à eux et leur causer des blessures non négligeables. Peu de temps lui fut nécessaire pour comprendre que ces gens n’avaient aucune coordination et encore moins l’habitude de travailler ensemble. Il utilisa cette faille pour qu’ils se causassent des dégâts mutuellement. Il profita également de la confusion pour neutraliser sans tuer celui qu’il avait identifié comme travaillant en réalité pour l’Empire. En quelques instants, le combat fut terminé. Seuls trois ennemis respiraient encore, avec des blessures plus ou moins graves. Après tout, cela aurait été suspect si seul l’un d’entre eux eût réchappé de l’escarmouche. Darren s’intéressa alors à la victime et ne put voir que l’adolescent sombrer dans l’inconscience. Inquiet, il vérifia rapidement son état. Il constata avec soulagement que, si le jeune homme n’était pas au mieux de sa forme, il vivrait. Le néogicien prit l’adolescent dans ses bras. Mieux valait ne pas traîner ici, qui plus était à découvert. Il n’eut pas le temps de les mettre à l’abri qu’un immense dragon gris lui barra la route. Un Olydrien descendit promptement du dos de la bête. – Général Zandgravon, reconnut Darren. – Bien, fit l’homme. Si tu sais qui je suis, tu sais également qu’il serait futile de ta part de résister. Donne-moi l’enfant. Darren modifia sa prise sur le corps inerte pour avoir plus de liberté de mouvement. – Donne-moi l’enfant sans résister et je te laisserai même partir vivant, offrit le Général de la Coalition. – Qu’a donc de si spécial cet enfant pour que vous le poursuiviez tous ainsi sans relâche ? demanda Darren. – C’est mon fils, lâcha le chef de faction à la stupéfaction du néogicien. Je ne le répéterai pas. Rends-le-moi. Darren n’avait rien à redire à cela, aussi s’avança-t-il prudemment vers son ennemi. Il déposa son paquet à mi-parcours et recula sans jamais tourner le dos à son adversaire. Le Général effectua alors le chemin nécessaire pour récupérer son fils tout en gardant un œil sur son ennemi, même si celui-ci semblait collaborer. – Un enfant ne devrait pas avoir à subir ça, commenta Darren tandis que l’homme remontait sur sa monture. – J’avais confié sa protection à un homme loyal, se défendit le père. Qui a finalement choisi de me trahir pour des miettes de pouvoir qu’il n’aura jamais. Son châtiment dissuadera les autres. – Pour combien de temps ? s’enquit platement Darren. Le Général serra les dents de frustration. – Je te laisse la vie sauve parce que tu as sauvé mon fils, néogicien, siffla-t-il. Mais n’oublie pas que tu es sur le territoire de la Coalition. Que je te conseille de quitter rapidement si tu ne veux pas que ta tête se trouve au bout d’une pique. – Je n’avais pas l’intention de m’attarder, révéla Darren. Je pourrais emmener votre fils avec moi. Le premier réflexe de Zandgravon fut de laisser la colère l’emporter et d’exécuter cet impertinent néogicien sur le champ. Cependant, il n’était pas devenu le chef de toute une faction en se laissant aisément dominer par ses émotions. – Parle, exigea donc l’homme. – Vous ne pouvez pas protéger votre fils, énonça Darren comme une évidence. Vous avez déjà bien trop à faire entre diriger votre faction et vous protéger des complots internes. Votre point faible est votre enfant. Lui n’est pas en mesure de se protéger et vous ne pouvez vous fier à personne pour le faire. Chacun veut le tuer ou l’enlever et s’en servir comme otage pour vous déstabiliser. Au sein de l’Empire, il sera sauf. – Tu veux que je confie mon fils à mon pire ennemi ? fit le Général d’un ton plus pensif qu’incrédule. – Il demeurera sauf, garantit Darren. – Peux-tu engager ainsi la parole de Keynn Lucans ? interrogea le père. – Oui, lui assura Darren. Le Général Zandgravon regarda attentivement le néogicien qui se tenait devant lui. Ces paroles auraient pu être de l’arrogance, mais ce n’en était pas. Il sentait qu’il avait affaire à quelqu’un qui avait une réelle influence au sein de l’Empire. – Et qu’en est-il de son frère ? poursuivit le Général bien au courant des manigances sordides du numéro deux de l’Empire. – Il n’approchera pas de lui, promit Darren. Je m’en porte garant. Ces simples mots confirmèrent les pensées du Général sur le néogicien. – Pourquoi offres-tu cette échappatoire ? désira savoir le Général. – Un enfant ne devrait pas être mêlé à ce conflit, répondit honnêtement Darren. Et il ne devrait pas craindre pour sa vie à chaque instant. – Tu es bien jeune pour tenir ce genre de propos, se moqua le chef de faction. – C’est la voie que j’ai choisi de suivre, annonça Darren. C’est mon choix. – Et quand il sera adulte ? poussa Zandgravon. – Il aura une décision à prendre, expliqua Darren. Le Général redescendit de sa monture et s’avança vers le néogicien. – Prends-le, décida-t-il en tendant son fils. On pouvait sentir une pointe de déchirement dans sa voix mais aussi de la détermination. – Je le protégerai, déclara Darren en récupérant l’adolescent. – Je te crois, fit le Général. Promets-moi… Promets-moi qu’il ne sera jamais injecté. Qu’il conservera l’usage de la magie. Promets-moi qu’il ne deviendra jamais néogicien. Darren promit. Édité le 29 May 2022 - 17:30 par Epsilone |
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Mission #9 – Détenus La monotonie fut rompue de la même manière qu’elle l’était à chaque fois dans cet espace où tout était régulé, par un nouvel arrivant. – Nouveau voisin pour vous les gars, annonça Stivv. – Hé, il ne faut pas oublier qu’il y a des dames aussi ici, protesta aussitôt Sala La Mantalo avec un petit coup de hanches salace qu’elle maîtrisait à la perfection. Quelques ricanements suivirent. Habituellement, la population aurait allègrement admiré les courbes de la tentatrice. Cependant, toute notre attention était à dévisager le récent arrivé. Ces yeux avaient bien évidemment la couleur de l’acier comme nous tous. Une touffe de cheveux noirs n’agrémentait pas son portrait en couleur. D’une stature moyenne, un peu athlétique, il possédait un visage somme toute banal, mais bien jeune en ce milieu. Je lui donnais entre vingt et vingt-cinq ans, là où notre moyenne d’âge était plus autour des quarante. Intéressant. – Hé ! interpela Le Piquet. T’as fait quoi pour te retrouver ici ? La question à cent mille crédits. – Multiple meurtres, répondit Stivv à sa place avec un rictus avant de le pousser dans son nouvel espace de vie et d’en activer le rayon plasma pour le clore. – Meurtrier en série, hein ? siffla avec appréciation L’Éventreur. Dommage que tu te sois fait capturer si vite. Maintenant tu en as pour perpète. – Je ne suis là qu’en visite, le contredit le nouveau sur le ton le plus sérieux du monde. Nous nous esclaffâmes. – T’as un nom le comique ? demanda Le Piquet. Le nouveau le dévisagea avec attention et sembla décider qu’il n’y avait pas de mal à répondre car il s’annonça : – Merryl. – Quoi, c’est ton vrai nom ? fit Barbe-Blonde incrédule. T’as même pas un surnom ? – Moi c’est La Mantalo, en profita pour se présenter Sala. – Alderby Giari, m’introduisis-je, le plus grand voleur de tous les temps. – Kälker La Terreur. – Ha ! se moqua Barbe-Blonde. T’es plutôt Kälker Le Chômeur oui ! – Tu ferais pas peur à une fillette de cinq ans, renchérit Le Piquet. – Vous verrez que bientôt il sera libéré pour bonne conduite, ajouta Grahm Le Cannibale. – Hé ! protesta l’intéressé. J’ai tué neuf personnes ! – Tu parles, c’était un accident, le contrai-je. Vraiment, ce type ne valait rien. – Et toi Merryl, combien en as-tu tués ? m’intéressai-je. – J’ai arrêté de compter depuis longtemps, énonça tranquillement ce dernier. Il observait son nouvel environnement avec précaution, bien plus qu’il ne nous portait d’attention. Bah, il se ferait vite à la vie ici. Ce n’était pas comme s’il se passait quelque événement que ce fût. – J’ai connu un Merryl, trancha soudainement une voix rauque que je n’associai à personne. Je remarquai que mes voisins avaient tous une expression de surprise, cherchant eux aussi l’interlocuteur mystère. Au vu de la disposition circulaire de nos appartements, les seuls que nous ne pouvions observer étaient ceux se trouvant immédiatement de part et d’autre ainsi que ceux sur le même plan vertical. – C’était un teknögrade, poursuivit la même voix et je m’aperçus avec stupéfaction qu’il s’agissait du Taiseux. Sept mois que j’étais ici et je ne l’avais jamais entendu prononcer le moindre mot. De ce que j’avais pu glaner comme informations, personne ne l’avait entendu depuis des années. De ce fait, personne ne connaissait son nom ni la raison de son statut. – C’est lui qui m’a enfermé ici, conclut-il. Il dévisageait Merryl avec attention tandis que ce dernier lui renvoyait un long regard scrutateur. – Mon père est mort au service des Lucans il y a seize ans, déclara le jeune homme sur un ton neutre. Il n’avait pas confirmé son grade qu’il ne devait pas connaître. Il était aussi fort intéressant de noter qu’il avait choisi le chemin opposé de son géniteur. Sans doute nourrissait-il une rancune tenace contre ceux qu’il estimait responsables de la mort de son père alors qu’il n’était qu’un enfant. C’était un genre d’histoire courant. Même si en général, ces petits êtres perdus n’avaient pas le temps de devenir des meurtriers en série. Trop inexpérimentés, ils se faisaient avoir très vite à moins que quelqu’un ne les prissent sous leur aile. Ce gamin avait du potentiel. Même coincé dans une telle situation, il ne se défendait pas à grands renforts de cris ou de gestes inutiles. Il était calme et pesait avec attention le moindre de ses propos, se comportant principalement en observateur. Le Taiseux retourna à son silence habituel. Je me demandais avec la plus grande curiosité ce dont il était coupable. Si c’était le père mort il y avait seize ans qui l’avait enfermé ici, cela signifiait que Le Taiseux était en prison depuis des décennies. Même si nous étions tous ici présents pour un séjour longue durée, les années commençaient à s’empiler pour lui. Il y avait bien Alyss, notre vétéran, présente depuis quarante-deux ans. Elle avait autrefois semé la panique à Centralis avec des explosifs disséminés à des endroits variés afin de sortir des inventions de la plus haute importance pour les donner à la Coalition. Elle aussi avait été arrêtée par des teknögrades. Nous n’étions après tout pas du menu fretin que n’importe quel soldat pouvait entraver. Notre doyen était Le Maître. Il était arrivé à soixante-quatorze ans. Il en avait aujourd’hui quatre-vingt-six. Il avait dit en plaisantant que, puisqu’il était le plus vieux, nous devions le respecter et l’appeler Maître. Depuis, c’était resté. Si les gens d’ici avait un jour connu son véritable nom, celui-ci n’avait pas été transmis à travers les âges. Le Maître avait commis un nombre incalculable de petits larcins depuis son adolescence avant d’augmenter doucement mais sûrement son périmètre. Jusqu’au coup de trop. Étrangement, Le Maître s’était fait prendre par une petite vieille qui l’avait eu d’un coup de canne bien placé manquant même de lui ôter la vie. Une teknögrade à la retraite, probablement. – Et alors, c’est quoi ta méthode préférée ? s’intéressa L’Éventreur. Nous voulions tous des nouvelles de l’extérieur. Le nouveau serait cuisiné ainsi pendant un bon moment. Dans les jours à venir ce serait soit cela, soit chacun qui voudrait lui narrer son histoire en se vantant un maximum de ses méfaits et en enjolivant les détails à chaque nouvelle arrivée. – Je me débrouille avec ce que j’ai sous la main, répondit Merryl. – C’est bien ça d’être imprévisible, le félicita Trogn. Moi par exemple… J’ignorais son récit que je connaissais par cœur et qui n’avait aucun intérêt. Sa voix même m’agaçait. Il y avait un je-ne-sais-quoi dans son timbre qui faisait hérisser tous les poils de mes bras. Dans les histoires intéressantes mais toujours racontées par quelqu’un d’autre, il y avait celle de Jiji, une femme discrète, patiente et extrêmement réservée, qui avait servi allègrement de paillasson pour tout un chacun et avait fini par exploser, tuant son patron et deux autres employés avant d’être arrêtée et jugée trop instable et dangereuse pour aller autre part qu’ici. Je ne l’avais jamais entendue murmurer autre chose que des paroles incohérentes. Le dîner arriva comme d’habitude, escorté par quatre gardes. Les plateaux furent glissés à travers le rayon plasma, n’endommageant pas la bouillie brunâtre qui passait pour de la nourriture. Un verre d’eau dite potable accompagnait le bol et sa cuillère. Autant le service était ponctuel, autant j’avais connu mieux en qualité. Pire aussi. Je n’en étais pas à mon premier séjour dans ce genre d’établissement. – Si tu gardes ton plateau, tu n’en auras pas la prochaine fois, prévint Alyss. Tout ce qui n’est pas rendu n’est pas renouvelé. Merryl acquiesça et repoussa le plateau à l’extérieur. Il était étrange de la part d’Alyss de le prévenir ainsi. D’habitude, les nouveaux apprenaient les règles par mimétismes ou en commettant des erreurs. Ou, plus rarement, en échangeant des informations. Chacun devait se débrouiller par soi-même après tout. On ne faisait pas la charité ici. Peu de temps après, on revint chercher les plateaux, puis l’intensité de la lumière diminua, indiquant le temps de sommeil. Ce qui ne signifiait pas que nous étions plongés dans le noir. Il était toujours possible de dévisager tout un chacun. Après tout, nous étions néogiciens, notre vision nocturne était développée. En échange, des dizaines de paires d’yeux luminescents brillèrent. C’était en général le moment que nous choisissions pour faire nos besoins. Comme il n’y avait qu’un pare-voisin semi-transparent, l’obscurité nous permettait d’avoir un meilleur sentiment d’intimité. Après quoi nous nous étendions sur notre couchette, encastrée dans le mur. Ce n’était pas comme s’il y avait une meilleure activité de proposée. Et ainsi se terminait cette journée. Et les autres qui suivaient. |
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Il n’y avait pas grand-chose à quoi s’habituer et Merryl prit vite le pli, se fondant dans le décor. Réveil le matin par augmentation de l’intensité lumineuse, repas, douche à la vue de tous parce qu’il n’y avait même pas un paravent semi-transparent, puis temps libre jusqu’au repas du soir. Bien évidemment, tout le monde profita de la douche pour reluquer Merryl. Ce dernier avait un corps bien sculpté, des muscles saillants et pas un gramme de graisse. Il arborait également une collection de cicatrices intrigantes, prouvant qu’il n’était effectivement pas le premier venu, qu’il avait de l’expérience et qu’il avait survécu. Pas le moins du monde effarouché, Merryl en profita pour nous scruter des pieds à la tête en retour. Ici on apprenait vite à laisser sa pudeur de côté si on en avait en arrivant. À part Jiji qui prenait toujours sa douche habillée. Je faisais de même de temps en temps pour nettoyer mes vêtements. Il n’y avait en effet pas de rechange. On arrivait avec ce qu’on avait sur le dos et on restait avec jusqu’à notre sortie. Si on sortait. Pendant le temps libre, j’en profitais pour raconter mon histoire au nouveau. Le plus grand vol de rosaphir que l’Empire ait connu. – Et la rosaphir n’a jamais été retrouvée ? s’intéressa Merryl. – Non, souris-je. Il faut dire qu’ils ne nous ont pas tous arrêtés. Si ç’avait été le cas, je ne serais plus là aujourd’hui. Après tout, s’ils nous gardent en vie, c’est bien parce qu’on peut encore leur être utile. – Et tu sais où elle est cachée ? – Nope ! – Mais tu sais comment la retrouver. Ce n’était pas une question. Je ne formulai donc pas de réponse. Juste un sourire. Un garçon intelligent ce Merryl… Dommage que nous nous rencontrions en de telles circonstances. L’aurais-je connu avant, il aurait fait une fine addition à ma bande. Je l’aurais mis à mon service, j’aurais redirigé sa rage contre les Lucans de manière appropriée et lucrative. Vraiment dommage. De son côté, Merryl était plutôt avare en informations. Il ne nous ignorait pas et nous répondait toujours. Pourtant, il avait un côté évasif qui nous laissait sur notre faim et ne nous divulguait rien. C’était le genre de personne à ne jamais mentir mais à ne donner la vérité que d’un certain point de vue. Alyss était comme cela également. Les deux semblaient d’ailleurs grandement s’amuser à discutailler sans rien dire. Je me demandais s’ils comprenaient quoique ce fût à ce que l’autre disait. En retiraient-ils une quelconque information ? Ou était-ce juste pour le plaisir de nous faire croire qu’ils nous étaient supérieurs, partageant un secret dont nous n’avions pas les moyens de comprendre ? Tout ce que je pouvais affirmer avec certitude, c’était le plaisir brillant dans les yeux d’Alyss et dans la commissure légèrement relevée de Merryl. Un autre détail qui avait son importance chez ce dernier qui affichait constamment un visage neutre. J’étais plutôt de ceux qui utilisaient un sourire comme masque. Je trouvais qu’il y avait ainsi moins de chance qu’une micro-expression vînt trahir mes pensées. Les jours continuèrent de défiler fidèle à eux-mêmes. Ce fut une nuit qui changea tout. Je me réveillai en sursaut lorsqu’un impact résonna avec ma tête. Je supprimai le cri de surprise naturel qui voulut sortir et me préparai plutôt à régler son compte à mon assaillant. Qui se révéla être une cuillère. Comment était-elle arrivée ici ? Il me suffit de relever la tête pour voir que Merryl était juste devant ma porte. Je dus étouffer un nouveau glapissement. – Comment t’es arrivé ici ? chuchotai-je. – À pied, répondit-il laconique. – Tu peux me faire sortir ? m’assurai-je. Je doutais qu’il ne fût là que pour me narguer. Cela ne correspondait pas au personnage que j’avais appris à connaître ces quinze derniers jours. – Oui, déclara-t-il comme attendu. Renvoie-moi la cuillère. Je lui jetai l’ustensile qui traversa le plasma sans un bruit pour finir dans sa main. De l’autre, il tenait un objet que je ne reconnus pas. On aurait dit une sorte de mini râteau qu’il passa à travers le plasma, les branches ressortant de mon côté. Puis il plaça la cuillère contre le mur sur le côté. – Tu peux passer à cet endroit, m’affirma-t-il. L’énergie est dissipée. Je m’empressai de rejoindre le point de sortie. Je testai d’abord prudemment la résistance avec une main. C’était comme dans du sable. Je sentais des petits picotements sur ma peau et la barrière était difficile à passer, mais pas impossible avec un peu d’insistance. Je me jetai au travers de la faiblesse créée par Merryl. Une sensation très désagréable parcourut mon corps. Pas autant que le sentiment d’être libre ne m’était agréable. – Je suppose que tu as la suite de prévu ? me renseignai-je. – Évidemment. – Petit, tu ne laisserais pas une vieille dame ici ? s’éleva soudainement la voix d’Alyss. Un coup d’œil rapide m’apprit que nos voisins dormaient encore. – Tu n’as rien qui m’intéresse, répondit franchement Merryl. Et vive la rosaphir ! – Je m’en doutais mais je ne pouvais pas ne pas tenter le coup, fit Alyss. Bah, j’ai passé l’âge de cavaler. Bonne chance dehors. Ne te fais pas reprendre trop vite. Bien, en route donc avant que quelqu’un ne débarquât pour nous en empêcher. Merryl pivota vivement. Quoi encore ? Suivant la direction de son regard, je tombai sur Le Taiseux. En-dehors de sa cellule lui-aussi. – Je viens avec toi, décréta-t-il. – Pourquoi ? exigea Merryl. – Il te faut quelqu’un pour surveiller Giari. – Pff, me moquai-je, parce que tu es quelqu’un de confiance ? Les deux se regardèrent un moment dans le blanc des yeux. – Pas que je veuille interrompre votre conversation, intervins-je, mais il faudrait décoller si on veut que quiconque puisse sortir. Sans quitter Le Taiseux des yeux, Merryl acquiesça. Puis il tourna brutalement les talons. Nous nous empressâmes de le suivre. Il était vraiment venu préparé pour s’évader. Il pirata l’ouverture des portes, nous fit éviter les caméras ou les détourna, enfila une série de couloirs sans hésitation pour arriver à ce qui était visiblement une planque où il avait laissé du matériel. Il s’équipa en moins de trente secondes puis nous fit repartir. – Tu n’aurais pas une arme à me filer par hasard ? lui demandai-je. – Non, répondit-il. J’ai ce dont j’ai besoin. – Comment savais-tu qu’en laissant tout ça ici tu ne te le serais pas fait voler entretemps ? m’enquis-je. Il ne s’était pas écoulé beaucoup de jours, cependant, cela laissait quand même largement le temps à une patrouille ou un clampin de découvrir la cachette, par hasard ou non. – Je l’ignorais, déclara-t-il. Ce lieu était un bon pari. – Et tu paries beaucoup ? – Ce qui est nécessaire. À tous les coups il avait dû prévoir d’autres planques, pariant plutôt sur le fait que l’une d’elles ne serait pas découverte. Notre échappée s’accéléra. Merryl assembla quelques pièces entres elles, et je ne m’y connaissais pas en technologie pour comprendre ce qu’il faisait, mais le chemin fut soudainement dégagé. Il avançait à pas sûrs, les portes s’ouvrant avant qu’il n’arrivât, il ne s’embêta plus non plus avec les caméras qu’il devait manipuler à distance. Il nous fit également prendre un parcours évitant les gens, ne nous obligeant à nous cacher dans une salle adjacente que deux fois. Une descente par ici, une remontée par là… Et finalement une porte donnant sur l’extérieur. Nous étions arrivés dans les bas-fonds de Centralis. Mon royaume retrouvé. – L’air extérieur, enfin ! me réjouis-je. – Par où à présent ? me demanda Merryl. – Loin de toute forme d’autorité me parait pas mal, répondis-je avec un sourire. Sans discuter davantage, Merryl continua de prendre la tête de notre trio et de nous éloigner de ce lieu infâme. Aurais-je voulu lui fausser compagnie que je ne l’aurais pu. Le Taiseux marchait sur mes talons. Je sentais son souffle sur ma nuque. Autant dire que ce n’était pas une sensation très agréable. Soudain, Merryl ouvrit la porte d’un bâtiment délabré avant de monter au deuxième étage. Là, il força sur une poignée dont la porte céda sous une légère pression. L’ouverture donnait sur une pièce qui avait connu de meilleurs jours. Il ne restait qu’un canapé éventré, une table renversée dont un pied manquait, deux chaises sur lesquelles je n’oserais pas m’asseoir, et des traces de lutte carbonisant le sol par endroit ou laissant des taches d’origine inconnue et douteuse. – Bienvenue à nous, saluai-je en découvrant le décor. Une ouverture donnait sur ce qui avait dû être un jour une minuscule salle de bain. L’avantage de cette disposition était que nous savions qu’il y avait l’eau courante. En effet, ce liquide miraculeusement transparent coulait en continu depuis un point qui devait autrefois être rattaché à un robinet jusque dans un trou d’évacuation. Sans qu’une goutte ne déviât du trajet et ne tombât à côté. – Tu pourrais mieux entretenir ta planque, fis-je remarquer à mon hôte. Ne risque-t-on pas d’ailleurs de débarquer ici en constatant ta disparition ? Il serait dommage de se faire reprendre aussi vite. – Il existe nombre d’appartements abandonnés dans le coin, pour une raison ou pour une autre, répondit Merryl. |
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Donc pas sa planque à lui, juste une série de cachettes provisoires où se poser. – Tu as de la ressource et de la prévoyance, appréciai-je. Il nous offrit même une barre de ration militaire. Un repas qui avait le goût de la liberté. Le crunch-crunch des dents qui broyaient la nourriture emplit le silence. Il était certain que je ne pouvais compter sur Le Taiseux pour faire la conversation. D’habitude j’aurais occupé l’espace, cependant je préférais utiliser à mon avantage le manque de loquacité de mes compagnons temporaires pour réfléchir tranquillement à la suite des événements. À présent que j’étais dehors, continuais-je de me les trimballer ou les lâchais-je à la première opportunité ? Le Taiseux avait clairement exprimé son souhait de suivre Merryl. Pour quelle raison, je l’ignorais. Si le père de Merryl l’avait bel et bien enfermé, quel intérêt avait-il à protéger le fils ? Il avait même d’ailleurs attendu que Merryl s’échappât pour quitter sa cellule à son tour. Comme s’il avait pu sortir depuis toujours. De l’autre côté, il y avait donc Merryl, débrouillard et dangereux. Mais jeune aussi. Surtout jeune. Il pensait sans doute pouvoir refaçonner le monde, renverser les Lucans, capturer une Source ou que savais-je encore. Je pouvais probablement lui donner une direction. Pas le manipuler, il s’en apercevrait tout de suite, mais lui donner une raison. Il était de toute évidence intéressé par ma rosaphir, pierre des astres rare et précieuse, alimentant en énergie la technologie. Bon. Ce n’était pas la peine de me mentir plus longtemps. J’avais désiré ce garçon dès que je l’avais vu. Pas que j’eusse prévu qu’il nous fît échapper. Ou encore que Le Taiseux se joindrait à nous. À vrai dire, ce qui me surprenait le plus dans les derniers événements, c’était d’avoir entendu Le Taiseux parler. – À tout hasard, tu n’aurais pas un réceptron Merryl ? m’enquis-je. Apparemment le hasard était du côté de Merryl car il m’envoya l’objet demandé. – Il est vierge, m’indiqua Merryl. – Tant qu’il a de la batterie ça me va, fis-je avec un clin d’œil. Le bouton de mise en route me fit accéder à un écran d’accueil sans personnalité et sans données. Il n’était absolument pas synchronisé avec le réseau de l’Empire. Parfait. J’utilisai la fonctionnalité pour passer un appel, en commençant par entrer une série de chiffres particulière permettant de se connecter à un réseau pirate parallèle inconnu des autorités. L’attente ne fut pas longue. – Qui ? grogna mon fidèle Jilh. – Qui d’autre que ton fabuleux chef, le grand Alderby Giari ? renvoyai-je. – Chef ? fit-il surpris. Vous avez réussi à sortir ? – Évidemment, lui assurai-je. Rien ni personne ne peut retenir le grand Alderby Giari indéfiniment. Je suis blessé que tu doutes ainsi de ma personne. – Pas du tout Chef, je… – Excellent ! le coupai-je. Rassemble les autres et trouve-moi un point de rencontre sécurisé. – Tout de suite Chef ! Ce détail réglé, je coupai la communication. J’aimais avoir des sous-fifres efficaces et obéissants. J’empochai le réceptron. – Et voilà le travail, annonçai-je. Et je suis sûr que mes gars n’ont pas chômés pendant mon absence. Tu vois Merryl, l’essentiel c’est d’avoir une bonne équipe. Le travail solo te rapporte peut-être plus mais tu ne peux viser haut. C’est à cause de ça que tu t’es fait prendre. Personne pour t’aider. – Tout est une question de partenaires, acquiesça sans acquiescer Merryl. – Exactement, approuvai-je. Et j’ai la meilleure équipe. Bien qu’une partie soit encore en cellule… Bah, ce n’est qu’une opération de sauvetage à monter ! C’est à ça aussi que ça sert une équipe. – Tu es resté combien de temps en cellule ? demanda Merryl. – Bah ça ne compte pas, balayai-je la remarque la ponctuant d’un geste du bras. J’étais dans la meilleure auberge de l’Empire, avec le traitement pour les invités de marque. Et ce ne sont pas les plus brillants qui sont restés à l’extérieur. Mais ils sont loyaux et travailleurs. Moi de retour, et avec ton aide, la bande sera rassemblée en un rien de temps. On va devenir les voleurs les plus connus et les plus redoutés d’Olydri. Je te le dis, avec moi, on ira voler la rosaphir du dôme de Centralis. Merryl me regardait sans rien dire. Je sentais bien qu’il était sceptique. – Tu ne me crois pas ? insistai-je pour qu’il dévoila son opinion sur le sujet. Si tu manques d’ambition, tu n’iras pas loin dans la vie. – Accéder à la porte menant au cœur de Rosaphir est difficile mais possible. Passer cette porte nécessite la présence physique d’un Lucans. Que… – Tu t’es actuellement renseigné sur le sujet, fis-je admiratif. Je savais que notre partenariat irait loin. Et tu as pensé à faire un trou dans le mur, le plafond ou le sol ? À dégonder la porte ? À s’attaquer à ses fixations ? – Le matériel actuel ne permet pas de franchir une paroi et le système d’ouverture est à l’intérieur de la pièce, me répondit-il obligeamment. Le meilleur moyen d’obtenir de la rosaphir reste de le récupérer avant qu’elle n’entre dans l’Œil, ou mieux, avant qu’elle ne franchisse le dôme de Centralis. – Et toi qui es doué en piratage et autre détournement informatique, tu saurais trouver les trajets des convois ? souriai-je. – Tout peut se trouver, déclara-t-il. – Magnifique ! me réjouis-je. Avec tes infos et ma main d’œuvre, c’est la réussite assurée. Ne restait plus qu’à attendre des nouvelles de Jilh. Chacun s’était trouvé un coin pas trop sale où se poser. Dehors quelques cris ou coups de feu résonnaient par intermittence. Personne ne cilla. – Le voisinage laisse à désirer, fis-je remarquer. – Il y a peu d’autorités par ici, contra Merryl. – C’est ma foi vrai, admis-je. Un excellent point pour ce quartier. J’entrepris de raconter l’un de mes premiers larcins. À l’époque nous n’étions que trois. L’un s’était fait descendre lors d’une opération qui avait mal tourné. L’autre… L’autre était probablement mort. J’éprouvais une certaine nostalgie de cette époque, somme toute plus simple. Depuis j’avais pris des gars avec moi et monté des opérations d’envergure. Hé, on ne pouvait pas tout avoir. Les minutes s’écoulaient lentement et je décidai d’en profiter pour somnoler. Nous étions partis en plein milieu de la nuit après tout, avant de cavaler pendant des kilomètres. Et il n’y avait rien à faire. Je n’avais pas les compagnons les plus bavards et, même si j’aimais parler et n’entendre que ma voix, cette discussion manquait cruellement d’interactions. Et surtout d’admiration de ma personne. – Werven n’aurait pas approuvé, s’éleva soudainement une voix. Je ne me ferai jamais à entendre Le Taiseux. – Qui est Werven à présent ? m’enquis-je en soulevant mes paupières. Le Taiseux observait Merryl avec insistance. – Werven est mort, répondit Merryl. – Ah, c’est ton père, réalisai-je. En quoi ça te concerne que Merryl fasse comme son père ou non ? C’est bien lui qui t’a mis derrière le rideau. Le Taiseux m’ignora royalement. Je me serais offusqué si je n’avais pas compris dès le début qu’il n’avait d’yeux que pour Merryl. Une étrange obsession d’ailleurs. À la place de Merryl, je n’aurais pas été aussi serein. – Werven n’aurait pas approuvé, réitéra Le Taiseux. – Il ne m’a jamais parlé de toi, répondit Merryl. Une bien curieuse remarque. Pourquoi son père lui aurait-il parlé d’un homme qu’il avait arrêté bien avant sa naissance ? – Je ne crois pas que tu es un droit sur ses pensées, poursuivit Merryl. – Tu m’as pourtant reconnu, contra Le Taiseux. – Vous avez une certaine ressemblance physique, fit Merryl avec une légère inflexion sur le dernier terme. – Mon frère n’a jamais eu le sens de la famille, concourra Le Taiseux. Il vaut sans doute mieux pour toi qu’il n’ait pas eu le temps de te faire défaut. Merryl sembla légèrement consterné par cette dernière remarque. Je l’aurais été bien plus à sa place. J’étais bien content de ne pas y être. Cela sentait l’histoire tordue et saugrenue à plein nez. – Tu ne t’es jamais demandé ce qu’il était advenu de sa famille ? demanda Le Taiseux. De ceux qui sont tes grands-parents ? – Non, répondit Merryl. Cela ne m’a jamais intéressé. Je l’aurais volontiers accusé d’être un menteur. Tout enfant se demandait où était la famille que les autres avaient et pas lui. Je le savais parce que je n’avais jamais eu que ma mère et ma grand-mère. Mon grand-père était décédé un an et demi après ma naissance. Je n’avais aucun souvenir de lui. Mon père était un inconnu qui avait passé une nuit ou plusieurs avec ma mère. Un être qui n’avait aucune idée de mon existence. J’avais développé une obsession maladive à son sujet pendant mon adolescence. Heureusement, cette période était loin derrière moi. C’était à peine si j’accordai encore une pensée à ma mère une fois par an. |
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– Il est responsable de la mort de notre mère. Et il a tué notre père, ajouta Le Taiseux après un temps. Une histoire saugrenue et tordue. – Finalement tu as ça dans le sang, me réjouis-je. C’était ton père la broutonne galleuse. Toi tu es normalement constitué. Et du côté maternel ? – Ma mère a mal accepté mon départ et n’a plus toutes ses capacités mentales, déclara Merryl. Je fus surpris qu’il eût avancé autant d’informations personnelles. Franchement, il avait l’air un peu abattu en regardant fixement Le Taiseux. – Bah, t’inquiète pas ! fis-je. On est un peu une famille avec les gars. Tu verras, tu trouveras ta place avec nous sans problème. Parfait. J’avais finalement trouvé une faille chez Merryl. Je pouvais aisément jouer sur le tableau familial. Je serais l’oncle bienveillant qui lui donnerait la guidance qu’il cherchait désespérément. Ma voie deviendrait la sienne. Une sonnerie retentit. Je sortis mon réceptron. – Magnifique, des nouvelles de Jilh, me réjouis-je. En avant, mes nouveaux compagnons. Partons faire fortune ! Je me levais avec classe et élégance. Le style, c’était important quand on était quelqu’un d’important. Merryl me suivit sans un mot et Le Taiseux ferma la marche, fidèle à son surnom. Au moins je savais maintenant pourquoi il lorgnait après Merryl ainsi. C’était parce qu’il était lui-même un Merryl. Qu’il ait décidé de veiller sur son neveu pour un sens stupide de devoir familial ne me posait aucun problème. Tant que son neveu demeurait aussi le mien et suivait ma direction. Il faudrait quand même garder un œil sur Le Taiseux. Des fois qu’il décidât que je n’avais pas les intérêts de son neveu à cœur. Bah, ça irait mieux une fois que j’aurais retrouvé mes gars. Aucune rencontre malencontreuse ne fut à déplorer. Je retrouvais Jilh comme prévu qui sourit jusqu’aux oreilles en me reconnaissant. – Vous êtes vraiment dehors Chef ! s’émerveilla-t-il avant de jeter un coup d’œil soupçonneux à mes deux compagnons. Qui est-ce ? – Deux nouveaux associés ! lui expliquai-je en passant un bras autour des épaules du plus jeune. Je te présente Merryl et Merryl ! Et oui, c’est une affaire de famille. – Les autres vont être contents de vous revoir Chef ! enchaina Jilh satisfait par mon explication. – Et bien ne perdons pas une seconde de plus ! décrétai-je. Jilh entrepris de nous guider dans le dédale de rues qui m’étaient familières. – Vous vous en êtes bien sortis ? m’enquis-je. – Hé… Les temps ont été durs sans vous Chef, répondit-il. Traduction : ils avaient été complètement paumés mais avaient réussi miraculeusement à remonter la pente et aujourd’hui si les cales du navire n’étaient pas pleines néanmoins elles ne prenaient plus l’eau. – Bah, je pressens une nouvelle ère de prospérité ! le rassurai-je. J’ai avec moi une recrue de choix. Et des bras supplémentaires. Bien vite Jilh nous introduisit dans les sous-sols de Centralis. Il emprunta un chemin que je n’avais jamais usité précédemment et je pris bonne note de chacun des tournants, des moindres repères à ma disposition. Il ne faudrait pas que je dépendisse de mes hommes pour naviguer jusqu’à ma planque quand même. – Hé ! Les gars ! Regardez qui je ramène ! s’exclama Jilh à notre destination. – C’est pas vrai ?! – Chef c’est vous ?! – Chef ! – Le Chef est de retour ! Qu’il était bon de rentrer chez soi. Je laissai mes hommes se réjouir allègrement de ma présence. C’était un retour triomphal ! Je gardai néanmoins un œil sur Merryl qui observait la scène avec attention. Ainsi était-il témoin de ma grandeur et de la convivialité qui régnait au sein de notre groupe. Assurément son besoin d’appartenance serait comblé. – Quel est l’origine de ce raffut ? tonna une voix masculine. Mes hommes se turent aussitôt. Face à nous se dressait un homme d’envergure d’une cinquantaine d’années à la barbe mal rasée. Ses vêtements étaient de bonne facture même si de toute évidence usés, n’ôtant rien à leur fonction et à leur charme. Cela correspondait au personnage qui avait le visage de celui qui avait vécu et qui avait survécu mille tempêtes. Il m’aurait presque plu. – Tu dois être une nouvelle recrue, décidai-je d’être magnanime. Je suis ton Chef, le grand Alderby Giari. – Pardon ? fit-il choqué. – Oui je sais, ce n’est pas tous les jours que tu as la chance de rencontrer une telle célébrité et d’être ainsi accepté parmi son cercle. Mais voilà, aujourd’hui est ton jour de chance. – Je crois qu’on ne s’est pas bien compris, osa-t-il m’interrompre. – Alors on va mettre les choses au clair tout de suite, le rembarrai-je. Quand je parle, tu m’écoutes. – Il sort d’où ce guignol ? demanda-t-il. – C’est notre Chef, Boss, fit Jilh. – Boss ? Je t’ai déjà dit que ce terme était laid et n’avait aucune classe. À bannir de ton vocabulaire. – Euh… Évidemment Chef, s’excusa aussitôt Jilh. C’est juste que… euh… – Une place libérée ne reste jamais vacante bien longtemps, déclara l’intrus. – Pardon ? fis-je choqué avant de me tourner vers mes hommes. Vous m’avez remplacé ? Vous avez osé me remplacer ?! – Ben… C’est que… bafouilla Jilh. – D’où est-ce qu’il sort celui-là ? interrompit l’usurpateur. Je m’apprêtais à le réprimer sèchement quand je m’aperçus qu’il ne me prêtait plus la moindre attention. Ses yeux étaient rivés sur Le Taiseux qui lui renvoyaient un regard noir. – Une vieille connaissance ? m’intéressai-je avidement. Vu la haine qui exsudait de leurs corps, ils n’étaient pas des connaissances anodines. D’autant plus que leur dernière rencontre devait dater, vu que le père de Merryl était mort il y avait seize ans et que Le Taiseux avait été mis en prison avant. – Viens, ordonna ce dernier à Merryl. Il vaut mieux partir. – Comment t’es-tu retrouvé avec ce gamin ? s’étonna l’usurpateur. – C’est lui qui nous a fait sortir, fanfaronnai-je. Mais il est à moi. Avec moi. Bas les pattes. – Petit, allons-y, insista Le Taiseux. Ce type est dangereux. – Il n’y a personne d’inoffensif ici, rétorqua Merryl. – Tu ne te rends pas compte, insista Le Taiseux. Ce type… – Dangereux ça me va, rétorqua Merryl dans ce que je reconnus comme l’attitude rebelle d’un adolescent. Il n’avait pas dû encore finir cette période de sa vie. Le pauvre. – Tu peux partir si tu le souhaites, acheva Merryl. Le Taiseux foudroya l’Usurpateur du regard et croisa les bras. Ce dernier affichait un sourire suffisant. Je pourrais probablement utiliser Le Taiseux pour me débarrasser de l’Usurpateur. Bien que son réflexe eût été de fuir plutôt que de confronter. Il me suffisait de créer la situation idéale. – Bien, décidai-je de reprendre la conversation en mains. Maintenant qu’il a été décidé que le jeune Merryl restait avec moi, tu peux partir, ta présence n’est plus nécessaire. L’Usurpateur éclata de rire. – Tu te moques de moi ? me rit-il au nez. C’est toi qui n’as plus ta place ici. Il ne fallait pas te faire prendre. Par contre le gamin m’intéresse bien. Ce n’est pas donné à tout le monde de s’évader de la meilleure prison de l’Empire. – Hors de question, m’opposai-je. Ce sont mes hommes. Débarrassez-moi de lui. – Ben… euh… Chef, baragouina Jilh. – Quoi ? Tu oses contester mon ordre ? m’offusquai-je. – C’est pas ça Chef, se défendit mon suppliant. C’est que le Boss nous a quand même bien aidés. – Ouais, approuva un autre de mes hommes, il a des bons plans. Grâce à lui on a réussi de sacrés coups. – Il vous a mené à mieux que cinq cents kilos de rosaphir peut-être ? leur demandai-je. – Ah bah ça c’est sûr que non, acquiesça finalement Jilh. – Bien, donc affaire réglée, conclus-je. Je reste le chef. – Pas si vite, intervint l’Usurpateur. Tu peux bien avoir volé cinq cents kilos mais personne n’en a jamais vu la moindre particule. Alors je ne vois pas en quoi cela est utile. – Nous y voilà, compris-je aussitôt. Combien ? – La moitié et je te laisse ta bande, déclara-t-il avec un sourire prédateur. – Ben Boss vous ne pouvez pas nous laisser comme ça, fit l’un de mes hommes tandis que je m’étranglai silencieusement devant sa demande outrageante. – Il n’y a pas de place pour deux, le rembarra l’Usurpateur. Au moins avait-il déjà compris cela. – Vingt kilos, en profitai-je pour le contrer. Cela représente déjà une fortune pour un seul homme et de quoi alimenter toute technologie que tu peux avoir en ta possession. – Tu me prends pour qui ? ricana-t-il. Tu crois vraiment que je vais partir avec moins de dix fois ce que j’ai demandé ? Deux cents. – Cinquante, acceptai-je. Les négociations furent âpres sous l’œil attentif des témoins qui essayèrent encore par quatre fois de nous convaincre de cohabiter. Ils avaient complètement perdu la tête loin de mon égide. Finalement, je cédai cent quarante-neuf kilos et cinq cents grammes à l’Usurpateur pour qu’il me laissât tranquille et ne tentât pas de convertir Merryl à sa cause. Un tarif fort cher, mais j’ouïe dire que la paix n’eût pas de prix. |
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Il fallut ensuite mettre la machine en route. Beaucoup de personnes avaient une partie du secret, néanmoins, j’étais le seul à détenir les clés pour réunir l’ensemble du puzzle. Une assurance qu’aucun traître ne pourrait vendre l’information. De même, à moi seul je ne pouvais livrer l’emplacement exact de notre butin. Le plus rageant dans l’opération fut de devoir supporter mes gars réclamer confirmation à l’Usurpateur, cherchant sans cesse son approbation tandis que ce dernier affichait toujours ce petit sourire supérieur qui ne demandait qu’à être effacé d’un coup de poing dans la figure. Vraiment, la seule raison qui me retenait était l’idée qu’une partie de mes gars puissent me déserter pour lui. Et Merryl qui observait attentivement et avec le plus grand calme comment je gérais la situation. Le Taiseux talonnait encore plus le moindre pas de Merryl, sans jamais vraiment quitter des yeux l’Usurpateur, comme s’il s’attendait à ce que ce dernier sautât sauvagement sur son neveu à la moindre seconde d’inattention. – Au fait t’as un nom ? demandai-je. L’appeler l’Usurpateur dans ma tête était tout à fait correct, cependant lui aurait donné trop de pouvoir si quiconque l’entendait. Et il était hors de question d’utiliser « Boss ». Non seulement ce terme avait une mauvaise consonance, mais je ne lui donnerais pas la moindre petite légitimité dans ma bande. Le chef, c’était moi. – Si tu tiens absolument à utiliser un nom…, commença-t-il. – Oui, affirmai-je sèchement. – … alors Berkmeër conviendra. Heureusement pour ma santé mentale, l’Usurpateur et Le Taiseux étaient davantage occupés à se dévisager en flamilynx de faïence qu’à me porter attention. L’Usurpateur me laissa étrangement la main sur l’ensemble des opérations. Comme s’il me faisait confiance. Ce qui était une notion absurde. Il semblait en revanche réellement perturbé par la présence du Taiseux. Probablement une raison qui l’avait poussé à lâcher aussi facilement Merryl. Il était évident que Le Taiseux l’aurait suivi pour le plus grand déplaisir des deux anciens. En ce qui me concernait, j’étais certain de faire une bonne affaire en conservant Merryl. Ce jeune avait du potentiel et serait une grande source de profits dans les années à venir, rattrapant largement le prix dépensé pour se débarrasser de l’Usurpateur. Et j’avais du flair pour trouver les bons filons. Je profitai donc de la chasse au trésor pour me rapprocher de Merryl tandis que mes deux adversaires ne se préoccupaient que l’un de l’autre. J’aurais pu me sentir vexé d’être ainsi ignoré, cependant, leur animosité m’arrangeait fortement. Le seul bémol était la curiosité qu’affichait Merryl par intermittence en jetant des regards en coin à ces deux-là. Il ne semblait néanmoins pas décidé à poser quelle que question qu’il fût, et je m’assurais de garder son attention le plus souvent possible sur ma personne. Ce ne fût pas si compliqué que cela car il me demandait des détails sur le vol original. Là mes gars me furent de la plus grande utilité, embellissant allègrement mon exploit. Ce qui n’empêchait pas Merryl de poser des questions pointues et de soulever toutes les incohérences, mais bon, l’essentiel était qu’il comprît à quel point j’étais formidable et que mes gars m’étaient entièrement dévoués. Opération qui avait quelque peu raté précédemment à cause de l’Usurpateur. Bien évidemment, tout ne pouvait pas se passer sans accroc. Notre chance prit fin lorsqu’on croisa une des rares patrouilles osant se mouvoir dans ces allées obscures. Cependant, si une était là, cela signifiait que les renforts n’étaient pas loin. Si leur fonctionnement n’avait pas changé depuis mon absence, ce dont je ne doutais pas. – Je m’en occupe, déclara l’Usurpateur avant que je n’eusse pu donner le moindre ordre. Il marcha à leur rencontre tout sourire. Ils lui renvoyèrent un regard méfiant. Il échangea quelques mots à voix basse mais à grands renforts de gestes. Celui qui les dirigeait observa ensuite avec doute notre bande, puis, d’un signe de tête, accepta de nous laisser passer. Juste comme cela. – Comment tu as fait ça ? demandai-je après avoir mis de la distance avec les forces de l’ordre. – Quoi ? fit-il toujours tout sourire. Ton plan c’était de foncé dans le tas et de tous les tuer ? Un excellent plan pour se faire repérer et avoir tout le monde à nos trousses. Pas étonnant que tu te sois fait prendre si facilement. – Si facilement ? protestai-je. Tu crois qu’ils m’ont eu facilement ? D’ailleurs ça se saurait si quelques mots suffisaient pour se sortir d’une telle situation. – Bien sûr que c’est aussi facile que cela, se moqua-t-il. Tu n’as pas été à la bonne école voilà tout. – Qu’est-ce que tu leur as dit ? exigeai-je. – Te dévoiler mes secrets ? Et puis quoi encore ? rit-il. Toi et moi on n’est pas associé. Je récupère ma part et je me taille. Pour le reste débrouille-toi. Ou le grand Alderby Giari aurait-il besoin d’aide ? Si tu me supplies, il y a moyen que je prenne pitié et devienne ton maître dans l’art et la manière de rouler les autorités. Et un petit bonus sur comment tirer le meilleur parti de tes hommes. – Je n’ai besoin d’aide de personne et certainement pas d’un type comme toi ! réfutai-je aussitôt. Non mais pour qui se prenait-il ? Du calme… Ce serait bientôt fini. Nous touchions au but. Il partirait. Et tout rentrerait dans l’ordre. Ce n’était qu’une question de temps. Je lui résisterai jusque-là. D’autant plus que je voyais qu’il prenait plaisir à chercher à me faire sortir de mes gonds. – Viens on part. Allons bon, voilà que Le Taiseux remettait cela. Merryl lui jeta un regard peu impressionné. – Ce type est trop dangereux, insista Le Taiseux. Il vaut mieux couper court maintenant. L’Usurpateur rit allègrement. – Quoi tu regrettes de ne pas être resté dans ta petite cellule ? Moi je le regrette en tous cas. J’aurais souhaité ne jamais te revoir. – Fais pas l’imbécile Berkmeër, répliqua acerbement Le Taiseux. C’est le fils de Werven, et je suis sûr que tu le sais. – Et ? se moqua l’Usurpateur. Cela ne change rien aux règles. – Je savais que tu n’avais aucun honneur comme mon frère, cracha Le Taiseux. – Ne me parle pas de lui, siffla l’Usurpateur perdant toute apparence de bonne humeur. Je fis signe à mes gars d’avancer. Plantés comme nous l’étions au milieu de la rue à s’époumoner comme des marchands de tapis, nous étions sûrs d’attirer l’attention. Ce que nous ne voulions absolument pas en ce moment délicat. Pour mon plus grand désappointement, l’Usurpateur et Le Taiseux remarquèrent notre départ et ne se laissèrent pas distancer, continuant de bouillir dans leur jus. Une explosion n’était pas loin. Il fallait vraiment se débarrasser de l’un ou de l’autre, voire préférablement des deux, de toute urgence. Après une descente par une trappe exigüe puis une marche dans un long couloir sinueux où l’eau stagnait depuis des lustres apportant une odeur de décomposition faisant tout le charme des lieux, nous arrivâmes à un vieux mur dont l’enclenchement de certaines briques permettait de le faire pivoter sur une notre cachette. C’était une pièce glissante dont l’entrée variait en fonction de la position des trois soleils ainsi que de l’orbite d’Olydri autour d’Arturis. Seule une formule complexe dont j’avais confié les clés à mes hommes sans jamais leur donner l’ensemble permettait de prévoir son emplacement. Je n’avais pas trouvé de moyen mnémotechnique pour m’en souvenir, aussi avais-je dû partager une partie du secret avant de détruire toute trace écrite que je possédais. La rosaphir n’avait pas bougé. Maintenant que le vol remontait à plusieurs mois, l’Empire ne devait plus être autant à la recherche de cette pierre précieuse venue des astres. Nous pourrions désormais l’utiliser et l’écouler discrètement avec bien moins de risques de se faire prendre. – Bon, on prend tout ça et on se replie à la base, ordonnai-je. Mieux vaut ne pas trop traîner ici. Je ne souhaitais pas non plus me trouver dans les parages quand la porte glisserait à nouveau. Cela aurait fait un beau charnier. Mes gars s’empressèrent de répartir la rosaphir dans des sacs qu’ils avaient amenés à cet effet. En moins de dix minutes, tout notre larcin avait disparu. – Allons-y, décrétai-je. Nous entreprîmes le chemin en sens inverse, tous nos sens en alerte. Si à l’aller nous n’avions rien de bien compromettant sur notre personne, se balader avec cinq cent kilos de rosaphir était plus que suspect. – Je vais vérifier que la voie est libre, annonça l’Usurpateur au niveau de la trappe. Cela me convenait très bien de ne pas risquer un de mes hommes alors je le laissai faire. C’était le point le plus dangereux du parcours, où nous manquions de visibilité et ne pouvions profiter de notre nombre. L’Usurpateur grimpa à l’échelle, souleva légèrement la plaque, observa l’extérieur, puis, satisfait, il la dégagea franchement du passage. J’attendis tandis qu’il s’extirpait du conduit. – Vous pouvez venir, revint-il vers nous une poignée de secondes plus tard. |
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– Rendez-vous, vous êtes cernés. Ne bougez plus, gardez vos mains en évidence. – Que… Tout autour des soldats surgirent armes au poing. Je voulus retourner dans le souterrain mais un claquement métallique et un regard m’apprirent que l’Usurpateur venait de fermer cette issue. – À quoi tu joues ! m’indignai-je. Puis la réalisation se fit. – Tu savais qu’ils étaient là ! accusai-je. Tu bosses pour eux. – Bah, ce n’est pas comme si tu n’avais pas été prévenu, s’amusa-t-il. Le Taiseux se jeta sur lui. Un instant plus tard, l’Usurpateur l’avait plaqué au sol face contre terre. – Monsieur, interpela l’un des soldats avant de lui lancer une paire de menottes qu’il passa promptement aux poignets de sa victime. Tout avait été si rapide qu’aucun de nous n’avait eu le temps de réagir. – Tu n’étais déjà pas un combattant il y a vingt ans, mais tu es sacrément rouillé. Quelqu’un d’autre veut essayer ? nous railla l’Usurpateur. Les canons des soldats étaient toujours pointés sur nous. – Comment peux-tu… ?! s’énerva Le Taiseux. – Pas la peine de t’inquiéter pour le gamin, le coupa l’Usurpateur. – Tiens tiens tiens, coupa une nouvelle voix. Quelques soldats s’écartèrent pour laisser passer le nouvel arrivant. C’était un homme de stature moyenne, tout de noir vêtu si ce n’était pour un brassard rouge. De fines lunettes ne cachaient pas pour autant ses yeux d’acier plus perçant que n’importe quel néogicien à qui j’eusse pu avoir affaire dans le passé. – Nox Lucans, jurai-je à voix basse en reconnaissant l’homme qui m’avait longuement torturé dans l’espoir de me soutirer ma planque de rosaphir. – Imaginez donc ma surprise quand j’ai appris qu’on avait réussi à s’évader de la prison la plus hautement sécurisée de l’Empire, déclara-t-il dans le silence qui suivit son entrée. Elle n’était rien comparée à celle que j’ai éprouvée en découvrant que Darren Merryl faisait partie des évadés. D’autant plus quand j’ignorais même qu’il avait été mis en cellule. Pour meurtres multiples. – Keynn m’a demandé de vérifier la sécurité des lieux, fournit obligeamment Merryl. Vous aurez mon rapport sur les améliorations à apporter demain. – Quoi ? Toi aussi tu es avec eux ? fis-je incrédule. – Je vois, commenta Le Taiseux toujours à terre dans un mélange de résignation et de soulagement. – Et bien sûr je n’en ai pas été informé, se renfrogna le numéro deux de l’Empire. – Vous pouvez référer de votre insatisfaction à Keynn, répondit tranquillement Merryl. Et bien il n’avait pas froid aux yeux celui-là pour parler ainsi au responsable de la sécurité intérieure. – Et tu avais besoin de prendre ces deux-là avec toi ? s’agaça Nox. – J’ai vu l’occasion de récupérer la rosaphir, je l’ai saisie, expliqua concisément Merryl. – Je suppose que je n’ai plus qu’à rouvrir le dossier des derniers meurtres en série puisque le véritable assassin court toujours, conclut Nox. – Je me suis préalablement débarrassé d’elle, déclara Merryl. – Efficient, comme d’habitude. Embarquez-moi tout ce monde et mettez la rosaphir à l’abri, ordonna Nox ayant visiblement terminé avec les demandes d’explication. Les soldats offrirent tour à tour des menottes à l’Usurpateur et à Merryl qui s’empressèrent de nous enchaîner tandis que les armes restaient pointées dissuasivement sur nous. Complètement abasourdi, je ne pensais même pas à résister quand Merryl m’arrêta. Grand bien m’en pris car ce ne fût pas le cas de Jilh qui se retrouva à hurler de douleur lorsque Merryl lui déboita l’épaule pour le forcer à obéir. – Tiens-toi tranquille, tu te fais mal pour rien, lui conseilla-t-il a posteriori avant de lui remettre violemment le bras en place. – Je n’en reviens pas de m’être fait avoir comme ça, murmurai-je sidéré. Je ne te pensais pas comme ça Merryl. Dans tous les scénarios, je ne pensais pas que tu puisses être… – … comme ton père, conclut Le Taiseux pour moi. L’Usurpateur sortit une arme à feu et la posa directement contre la tempe du Taiseux. Un clic indiqua le retrait de la sécurité. – Berkmeër ? appela Merryl. Je ne t’ai jamais vu comme ça. Le susnommé prit visiblement une grande inspiration pour se calmer mais ne bougea pas pour autant. – Une vieille histoire, lâcha-t-il finalement. – Ça va aller ? s’enquit Merryl. Il hésita. Je me demandais si je m’apprêtai à vivre en direct à l’exécution du Taiseux. – Vous pouvez bien tuer celui-ci, trancha la voix de Nox Lucans. Il y a bien longtemps qu’il n’a plus d’utilité. Keynn l’avait uniquement gardé en vie pour faire plaisir à Merryl. Hein ? Mais Merryl venait à peine de faire sa connaissance. Ah non… Il parlait du Merryl père qui était le frère du Taiseux. Et un teknögrade accessoirement. – Et bien vous allez tirer ? s’impatienta le numéro deux de l’Empire. Je n’ai pas l’intention de le ramener vivant. Malgré la permission explicite, l’Usurpateur reprit une grande inspiration avant de se relever. Son bras tremblait tandis qu’il rangea son arme. – Sérieusement ? fit Nox agacé plus qu’incrédule. Alors que ce dernier ouvrait la bouche pour donner l’ordre à un autre soldat, Merryl le prit de court : – Je vais le faire. Il sortit une arme. – Ça te convient comme ça Berkmeër ? s’enquit-il. Tu veux partir avant ? L’homme hocha la tête et s’approcha simplement plus près de Merryl, posant une main sur son épaule comme pour s’ancrer. Merryl pointa d’une main sûre le canon vers Le Taiseux. Ce dernier avait les yeux écarquillés de stupeur. Moi-même je restais statufié devant la tournure prise par les événements et la froideur de Merryl. Un soldat me poussa pour me faire avancer. Continuant de tourner la tête vers la scène, animé d’une curiosité insatiable et morbide, je mis un pied devant l’autre. – Tu es comme ton père, souffla Le Taiseux. – Werven m’a appris que la famille, ce n’était pas le sang, déclama Merryl. |
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Scène bonus #9 – Par ici, vite ! ordonna un officier à la patrouille de quatre hommes qu’il dirigeait. Les soldats le suivirent en courant vers les bruits de combat qui les avaient interpelés alors qu’ils suivaient leur chemin habituel. Le spectacle qui s’offrit à eux fut loin d’être anodin. Ce n’était pas une bataille de rue entre deux bandes rivales comme on pouvait s’y attendre dans ce quartier. Ce n’était pas non plus un braquage qui avait mal tourné. Cinq corps gisaient dans des positions grotesques, leur visage figé et leurs yeux ouverts sur l’infini. Leur gorge écarlate ne déversait plus une goutte du vermeil qui pavait les rues. Une femme à la longue chevelure pourpre était maintenue à genoux par un homme posant le tranchant d'une lame sur son cou. – Pitié ! le supplia la femme dont le corps avait de toute évidence été brisé en plusieurs endroits. L’homme relâcha son attention pour observer les nouveaux arrivants d’un regard terne. Un frisson d’effroi parcourut la patrouille qui sentait instinctivement qu’elle avait affaire à un être sans états d’âme. – Lâchez cette femme et rendez-vous ! osa pourtant ordonner l’officier tandis que ses hommes braquaient leurs armes sur la scène. Sans les quitter des yeux, l’homme enfonça son poignard plus avant. Dans un gargouillis, la femme rejoignit les autres victimes. Les soldats tirèrent. L’homme évita toutes les salves. Il envoya ensuite une grenade dans leur direction avant de décamper. – À terre ! ordonna l’officier. Un signal aigu retentit, mais il n’y eut pas d’explosion. – Qu’est-ce que… ? s’étonna l’un des soldats. – Nous devons le rattraper ! ordonna l’officier constatant qu’il n’y avait pas de dégâts. Ce doit être le meurtrier en série qui sévit depuis deux mois. Les soldats sautèrent sur leurs pieds et se lancèrent à la poursuite du criminel. Tout en courant, l’officier appela des renforts via son réceptron. Ils eurent la chance de l’apercevoir lors d’un croisement. Une seconde plus tard et ils l’auraient perdu de vue. La distance se réduisait petit à petit. De toute évidence, le meurtrier n’était pas un coureur et avait dû profiter du manque de témoin pour réaliser ses forfaits sur des victimes isolées. Par petit groupe. Mais isolées du reste de la ville quand même. La fortune continua de leur sourire lorsqu’ils coincèrent le meurtrier dans une impasse. De toute évidence, il avait pris un mauvais tournant de trop. Visiblement à bout de souffle, il se tourna vers la seule issue qui lui était désormais barrée par cinq hommes déterminés. – Rendez-vous, réitéra l’officier lui-même un peu essoufflé par cette course folle. L’assassin sourit, poignard incarnat à la main. – Tirez ! ordonna précipitamment l’officier lorsque le sourire passa de l’amusé au prédateur. Et tandis que les soldats appuyaient désespérément sur leur gâchette sans que rien n’en sortît, l’assassin bondit vers eux. « On va tous mourir, » songea l’officier. L’un des soldats, complètement paniqué alors que l’assassin fondait sur lui, utilisa son lourd blaster comme une batte et réussit miraculeusement à toucher l’assassin qui ne s’attendait pas à une telle manœuvre. Ce dernier s’effondra sous le choc, lâchant son arme au passage. Puis les hommes lui sautèrent dessus pour le sécuriser complètement. – Ouf… Bon réflexe, félicita l’officier. – Merci… commenta le soldat toujours incrédule. Tout s’était passé si vite, à tel point qu’il avait l’impression que l’homme s’était jeté sur son arme plutôt que l’inverse. – Toi mon gaillard, tu ne vas plus causer de dégâts pendant longtemps, admonesta l’officier. En route pour la prison. Et tu auras même droit à un traitement de choix. Avec ce que tu as fait, tu n’es pas près d’en sortir. – Je ne compte pas faire plus qu’une simple visite, répondit le prisonnier. – Ha ha ! rit l’officier. Rassure-toi, dans la meilleure prison de l’Empire, tu ne risques pas de t’échapper de sitôt. La situation aurait pu facilement tourner à la catastrophe avec cette grenade qui avait rendu leurs armes inopérantes par un procédé inconnu. L’officier avait bien l’intention de faire analyser cette nouvelle arme par leurs scientifiques. Enfin, leur bonne étoile avait veillé sur eux et ils s’en sortaient bien. Il n’y avait même pas de blessé. Et ils avaient arrêté un meurtrier en série. Une si bonne opportunité n’aurait pas pu se présenter si l’histoire avait été scénarisée. Édité le 28 August 2023 - 13:26 par Epsilone |
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Mission #10 – Rescapés Je fulminais. J’avais dû supplier Keynn Lucans pendant des heures pour qu’il me laissât l’accompagner, hors du dôme, alors que je n’avais pas vingt-cinq ans. Au final, j’avais dû faire passer cette sortie comme un cadeau spécial pour mon vingtième anniversaire. Alors pourquoi lui était là ? Il avait quoi ? Dix-sept ans ? Comment avait-il eu le droit de venir ? Oh je me doutais bien que Keynn l’avait invité sans aucune demande de sa part. Ce n’était pas juste. En plus, pour avoir déjà discuté avec lui, le monde à l’extérieur du dôme de rosaphir n’attisait pas sa curiosité. C’était complètement invraisemblable, mais cela faisait bien longtemps que j’avais compris que ce type était anormal. Tandis que nous attendions tous les deux cachés sur le côté de la scène, lui ne prêtait pas la moindre attention à l’allocution de son suzerain. Énervée, j’alternais donc entre lui jeter un regard noir et décortiquer la gestuelle de Keynn lorsqu’il discourait. Il y avait beaucoup à apprendre d’un si grand dirigeant. – Tu pourrais au moins faire semblant d’écouter, lui reprochai-je n’y tenant plus. – J’écoute, eut-il le culot de me répondre. – Le discours de ton Empereur ? le raillai-je exaspérée. – Non, avoua-t-il sans gêne. – Ce n’est pas parce que tu n’as pas choisi la spécialité diplomate que tu n’auras jamais à faire de discours dans ta vie. Il avait d’ailleurs évincé cette spécialité pour une raison complètement futile qui, d’après moi, montrait son manque de caractère. Je le connaissais depuis trois ans maintenant, et autant dire que je n’avais pas une haute opinion de Darren. Cette année, j’avais commencé mes études à Memoria, la meilleure académie de l’Empire. J’étais assez fière d’avoir réussi le concours à mes dix-neuf ans, soit un an avant la norme. J’avais beaucoup étudié pour en arriver là, l’un de mes principaux facteurs de motivation étant justement Darren. Nous avions trois ans d’écart. Les études duraient cinq ans. Donc pour passer le moins d’années possible avec lui, il m’était apparu logique d’agrandir cet écart en passant le test en anticipé. À aucun moment je n’avais pensé qu’il n’irait pas à Memoria. Pas alors qu’il était le protégé de Keynn. Ce que je n’avais en revanche jamais envisagé, fut qu’il passa le concours à seulement seize ans, commençant son cursus à Memoria en même temps que moi. Quelle n’avait pas été ma surprise quand je l’avais croisé le jour de la rentrée. Je l’avais pris à part, pour savoir comment il était arrivé là. « Keynn m’a demandé de passer le concours, » m’avait-il répondu. Ce n’était pas parce qu’on me demandait quelque chose, que je le faisais automatiquement. Ce garçon n’avait aucune volonté. Bon, je faisais peut-être preuve d’un tout petit peu de mauvaise foi, c’était quand même une requête de l’Empereur. Ce n’était pas parce qu’on me demandait quelque chose que j’en étais capable pour autant. De ce point de vue-là, j’étais assez admirative de la prouesse de Darren. Même si je ne le lui avouerais jamais. Pas même sous la torture. Après sa petite révélation de très mauvais goût – franchement, Keynn avait dû le faire exprès, même si j’en ignorais la raison – Darren m’avait demandé de taire son jeune âge. Apparemment, Keynn voulait qu’il s’intégrât aux autres étudiants, ce qui aurait été compliqué s’ils savaient que Darren n’était pas comme eux, mais plutôt un petit génie. Nous étions à cet âge où la différence ne se voyait plus trop physiquement. L’attitude mature de Darren pouvait même le faire paraître plus vieux que certains d’entre eux. J’aurais volontiers révéler le pot-aux-roses juste pour embêter Darren, mais la requête venait de Keynn même s’il ne me l’avait pas formulée directement. Je savais qu’il ne serait pas content si je n’obéissais pas. J’avais beau jouir de certains privilèges depuis ma naissance – tout cela parce que mes parents étaient deux teknögrades de rang un morts à son service et qu’il culpabilisait, ou quelque chose dans le genre – j’étais parfaitement consciente des limites à ne pas dépasser. Et exposer ainsi Darren aux autres étudiants aurait été une limite de franchie. Donc j’avais promis à Darren de garder le silence et lui avait demandé de ne plus s’approcher de moi. Il avait acquiescé à ma demande et avait même poussé jusqu’à promettre de ne pas prendre la même filière que moi. C’était ainsi qu’il avait rayé la spécialité diplomate des cinq parcours qu’offrait Memoria. Ce qui était complètement stupide, puisque, vu notre position privilégiée avec le suzerain de notre faction, c’était les carrières qui nous offraient le plus de possibilités, un avantage certain sur les autres, et la meilleure opportunité de servir les intérêts de l’Empire. C’était en observant ce choix qu’on voyait clairement qu’il n’était encore qu’un enfant. – C’est vrai, admit Darren face à ma remarque sur les discours. – Alors pourquoi gâches-tu une telle opportunité ? m’énervai-je pour une raison qui me dépassait. Pourquoi perdais-je toujours autant de temps et d’énergie sur ce type que je détestais ? S’il voulait rater sa vie, ce n’était pas mon problème après tout. Dans le fond, je savais pertinemment que c’était parce que, lorsque Darren m’avait été présenté, Keynn l’avait mis sur un pied d’égalité avec moi. Et je refusais d’être assimilée à un moins que rien. – Tu pourrais apprendre et t’inspirer de ce que Keynn dit, étayai-je donc. Des mots qu’il a choisis. – C’est moi qui ai rédigé ce discours. – Hein ? J’en tombais des nues. – Menteur, lui reprochai-je aussitôt, comprenant qu’il se jouait de moi. Il n’insista pas. Il ne se concentra pas sur le discours pour autant, son regard papillonnant. Son esprit probablement occupé par de lointaines et futiles pensées. Tant que ce n’était pas par Lysfjord Stompetoren. Cette fille était une peste qui se croyait tout permis parce que sa famille s’était illustrée sur plusieurs générations. Comme si elle avait un quelconque mérite pour leur réussite. Pendant le premier semestre je l’avais observée tenter de mettre le grappin sur Darren. Elle ignorait peut-être son lien avec Keynn, mais elle avait du flair… Et Darren, complètement paumé et à la dérive, avait bien failli être perdu. Pour tout dire, j’avais même hésité à intervenir pour le sortir de là. Finalement, c’était des étudiants se préparant à la branche soldat qui avaient mis le stop. Après quoi Darren avait publiquement rejeté et humilié Stompetoren pour ma plus grande satisfaction. Ce qui ne changeait rien au fait qu’elle avait choisi la spécialité diplomate comme moi et que, connaissant ses ambitions et les miennes, nous continuerions de suivre la même voie et effectuerions les mêmes choix d’orientation. Encore quatre ans et trois mois à la supporter. – Tu l’as déjà rencontrée toi ? m’enquis-je soudainement auprès de Darren, mes pensées ayant volé vers une toute autre jeune fille. – Qui ? demanda Darren ne pouvant bien évidemment pas lire dans mes pensées. Il aurait pu faire un effort quand même. Ce n’était pas comme si le sujet n’était pas l’unique intérêt du moment. Tout le monde ne parlait que de cela. – Reyna Norwyn, explicitai-je donc. – Non, répondit-il après un temps d’hésitation qui ne lui était pas caractéristique. – Malgré mes questions, je n’ai pas réussi à obtenir d’information de Keynn, révélai-je. Et toi ? – Je ne lui ai pas posé de questions. – Elle doit bien t’intriguer toi aussi cette fille qui sort de nulle part et qui est propulsée au bras de Keynn. – Non. – Tu sais entretenir une conversation, ça fait peur… Ce type n’avait décidément aucune opinion. C’était à croire qu’il était une machine programmée pour obéir aux ordres mais surtout pas pour réfléchir. – Tu dois bien t’être fait une idée de qui elle est, d’où elle vient, pourquoi elle est là, insistai-je. – Non, maintint-il. – Bon alors mignonne comme elle est, tu as peut-être fantasmé sur elle dans ce cas ! m’exaspérai-je à court de patience. Il parut soudainement embarrassé. – J’y crois pas, soufflai-je. Tu as fantasmé sur elle ?! – Non, répondit-il précipitamment et troublé. J’explosai de rire. – J’en reviens pas, me moquai-je. Toi. Aguiché de Reyna Norwyn. C’est la meilleure depuis qu’on se connait. Bien évidemment il chercha aussitôt à nier : – Je ne suis pas intéressé par… Darren s’interrompit brutalement au milieu de sa phrase. Tout aussi soudainement, il jaillit sur scène et en trois bonds fut sur Keynn pour le plaquer au sol. Puis tout explosa. Des rayons de magie fusaient en tous sens, à cela venaient s’ajouter les tirs de rosaphir de nos propres soldats qui ripostaient. La foule hurlait et courrait en tous sens. C’était le chaos le plus total. Je n’aurais su différencier nos alliés de nos ennemis. Je ne savais pas ce que j’étais censée faire dans une telle situation. Je ne savais pas ce que j’aurais pu faire. Actuellement, je n’étais capable de rien. J’étais complètement tétanisée, figée sur place. Incapable du moindre mouvement comme du moindre son. À un moment je vis un inconnu s’approcher par derrière Darren. Je voulus crier pour l’avertir mais j’étais toujours aussi immobile. Heureusement, Darren s’en aperçut, se retourna promptement et, dans le même geste, l’abattit d’une balle dans la tête. L’étranger bascula en arrière et ne bougea plus. Cette rotation avait placé Darren dos à moi et je découvris avec horreur du sang maculer le haut de ses vêtements. Il avait été touché en protégeant Keynn de la première salve qui était uniquement destinée à notre Empereur. Darren continua d’assurer la défense de Keynn, les deux venant dans ma direction. Quelqu’un d’autre les rejoignit et je fus soulagé en reconnaissant le teknögrade de rang un Fayrrioh. Lui présent, tout rentrerait rapidement dans l’ordre. Pas vrai ? |
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– C’est un véritable traquenard, déclara Fayrrioh. Il faut absolument qu’on vous sorte d’ici. Nous n’avons pas la force de frappe nécessaire pour contrer cette attaque. Tout en discutant, le groupe continuait d’avancer et de tirer sur ceux qui devaient être nos agresseurs. Darren m’empoigna au passage pour m’insuffler le mouvement. – Je n’aime pas l’idée de laisser tous ces gens… commença Keynn. – Pas le choix, l’interrompit Fayrrioh. Votre vie est notre priorité. Nous trouvâmes refuge derrière un muret. Un sort de glace le recouvrit puis une boule de feu fit exploser le tout, nous propulsant en arrière. Des bras se refermèrent autour de moi pour me protéger du choc. Je n’avais toujours pas retrouvé ma voix. Pas même pour un cri de détresse. Probablement aurions-nous été réduits en cendres ou en charpie si l’un de nos mages n’avait pas érigé un bouclier pour contrer les attaques suivantes. – Il faut qu’on bouge, décréta Fayrrioh. Cette position est intenable et Urgëll ne pourra pas tenir indéfiniment. – Je suis d’accord, acquiesça Keynn, mais je vois difficilement un endroit où nous replier. Autour de nous les guerriers des deux camps continuaient de se battre. Les civils, pris à parti entre les deux, subissaient de lourds dommages collatéraux. Des hommes piétinèrent le corps d’un enfant sur leur passage sans la moindre considération. – Urgëll, j’aurais besoin que tu baisses ta barrière une seconde, demanda Darren. – Quoi ? fit le mage. Tu es complètement cinglé ! – Fais ce que je te dis, ordonna Darren. Le mage ne répondit pas mais laissa tomber un instant son bouclier entre deux salves, le remettant en place le moment suivant. Darren profita de cette étroite fenêtre pour effectuer le tir d’un projectile métallique qui se ficha dans le corps d’un homme situé à plus de trois cent mètres de notre position. J’ignorais qui était cet homme, mais sa chute suscita une profonde agitation chez nos ennemis. Le mage, décelant une ouverture, abandonna son bouclier pour lancer un nouveau sort. Un flash m’éblouit, un cri de douleur m’assourdit, puis je ressentis un choc. J’avais dû être atteint par un projectile car je me retrouvai soudainement face contre terre. – Nous sommes loin du danger, s’éleva la voix de Darren à proximité. À ces mots, j’ouvris les yeux et découvris surprise un cadre sylvestre. Je me redressai prudemment pour constater que toute menace avait disparu. Mon attention se porta d’abord sur le râle de douleur émit par un homme à terre se tenant la jambe. Je reconnus le teknögrade Fayrrioh. À quelques pas, Darren était agenouillé auprès du corps de Keynn qui ne bougeait pas. Encore un peu plus loin, gisait le corps inanimé du mage. – Ils sont… ? demandai-je angoissée. – Keynn est juste assommé, me rassura Darren. Sa tête a cogné le sol un peu trop durement à l’arrivée. Il se déplaça ensuite jusqu’au mage. – Urgëll est inconscient, annonça-t-il. Je pense que c’est dû à l’utilisation d’une trop grande quantité de mana. Il rejoignit ensuite le teknögrade qui se tordait toujours de douleur tout en essayant tant bien que mal de limiter la puissance sonore de ses gémissements. – Laisse-moi voir Risdam, lui ordonna Darren avec fermeté. L’homme haleta vivement, prit une grand inspiration et lâcha finalement sa jambe. Je détournai aussitôt le regard, ne voulant pas connaître l’étendue de la blessure. Je n’étais pas sûre de supporter cette vue. Et on n’avait vraiment pas besoin que je m’évanouisse maintenant. J’eus déjà bien du mal à ne pas régurgiter mon déjeuner en entendant les halètements de souffrance du teknögrade tandis que Darren le manipulait. – Ça fera l’affaire pour l’instant, décréta Darren. Sans équipement adéquat, je peux difficilement faire mieux. La respiration hachée de Fayrrioh laissait toujours transparaître une certaine douleur contrôlée. Je regardai finalement le teknögrade. L’écarlate du sang maculait sa jambe. Je me sentis mal. Je reportai mon attention sur son visage grimaçant de douleur. Darren lui caressait la tête en un geste réconfortant tout en observant les alentours. – On est perdu au milieu de nulle part, constatai-je. Où on est ? Comment on est arrivé ici ? – Urgëll a utilisé un sort de téléportation, m’expliqua Darren. C’est une magie complexe. Je ne pense pas qu’il ait véritablement réfléchi à la destination. Dans la précipitation, il a dû penser « loin d’ici ». – Tu veux dire qu’on peut être n’importe où sur Olydri ! m’écriai-je horrifiée. – Je ne pense pas qu’Urgëll ait la puissance nécessaire pour nous envoyer sur un autre astre. Et c’était censé me rassurer ? – Et ne parle pas si fort, ajouta Darren. Je préférerai éviter d’attirer l’attention. – Qu’est-ce qu’on va faire ? m’enquis-je une main sur la bouche pour limiter tout cri impulsif qui pourrait avoir la mauvaise idée de sortir. – D’abord tu vas respirer tranquillement et te calmer, m’enjoignis Darren. Concentre-toi uniquement sur ta respiration. Je n’avais même pas réalisé à quel point la panique m’avait gagnée. Darren avait raison. Avec Keynn et le mage inconscients, le teknögrade grièvement blessé, il ne restait plus d’adulte pour nous dire quoi faire. C’était moi l’aînée, c’était à moi d’assurer notre survie. Je ne pouvais laisser un tel fardeau à un adolescent. Si, contrairement à moi, pendant la bataille, Darren n’avait pas hésité un moment sur la marche à suivre sous l’effet de l’adrénaline, j’imaginais bien que maintenant le danger passé, il devait être complètement perdu et effrayé. Ce qui devait être une simple sortie à l’extérieur de Centralis s’était transformée en une expérience cauchemardesque. – Bien, commençai-je à réfléchir à haute voix. D’un geste Darren m’intima de me taire. Je m’apprêtai à protester et continuer quand même, cependant son comportement m’interpela. Il avait quitté le chevet de Fayrrioh et observait avec insistance un pan de la forêt, un fusil en main. Après quelques secondes, je perçus ce qui avait dû l’interpeler. Le bruissement impromptu des feuilles et brindilles dérangées par le passage d’un corps. Quelqu’un ou quelque chose venait sur notre position. J’ignorais s’il fallait mieux que ce soit le premier ou le second. J’aurais tendance à préférer des gens, néanmoins, si nous avions atterrit en plein milieu du territoire de la Coalition, ils nous tueraient immédiatement. Impossible de leur cacher notre nature de néogicien avec nos iris ternes et métalliques. Si c’était une créature et bien… j’espérai que ce ne fût pas plus dangereux qu’un smourbiff. L’attente me parut interminable. Pourtant, lorsqu’un corps massif d’un fauve surmonté d’une tête de rapace devint visible, le temps sembla soudainement s’accélérer. Un griffon ! Nous n’avions aucune chance de nous en sortir. La créature se dressa sur ses pattes arrières, ses larges ailes déployées. C’était l’occasion rêvée pour Darren de lui infliger d’importants coups avec son arme ! Darren ne bougea pas. Oh non ! Il devait être paralysé par la peur comme moi précédemment. Je devais le sortir de là ! Il se ferait massacrer par la créature s’il ne bougeait pas ! Le griffon retomba sur ses pattes et s’avança menaçant vers Darren. Ce dernier baissa son arme. – Gamin ? appela Fayrrioh avec inquiétude. Bouger. Je devais bouger. Mais mes jambes ne voulaient pas coopérer. Darren tendit la main vers le griffon qui passa outre et vint cogner sa tête contre le torse de celui-ci, le faisant reculer d’un bon mètre. Darren passa ses bras autour de la créature et commença à… la caresser ?! Il semblait également lui murmurer quelques paroles à voix basse que je ne pus saisir. Le soupir de soulagement du teknögrade me sortit de mon hébétude. – Ok… Depuis quand peut-on dresser un griffon en quelques secondes ? m’enquis-je à voix basse pour ne pas effrayer la bête. Cette dernière tourna son attention vers moi, comme si je l’avais offensée. Darren reprit les caresses et autres cajoleries, apaisant le griffon. Puis il observa de nouveau les lieux avec attention. Que nous tomberait-il dessus cette fois ? J’espérai que Darren serait aussi bon pour les dresser. Cependant, rien ne semblait venir. Rien d’anormal ne paraissait déranger l’environnement tranquille de la forêt. – Je sais où nous sommes, déclara soudainement Darren. – Hein ? Comment tu peux savoir ça ? m’ahuris-je. Tout comme moi, il était mineur et n’avait donc jamais quitté le dôme, à l’exception d’aujourd’hui. Hors cela ne ressemblait absolument pas à un quartier de Centralis. Et pour preuve supplémentaire, le ciel n’était pas teinté de la couleur de la rosaphir formant le bouclier protecteur de la ville. – Génial, commenta le teknögrade en sifflant entre ses dents de douleur. Et donc, où sommes-nous ? – Au Nord de Keos, près de Menelite, révéla Darren. – Bonne nouvelle, on est dans l’Empire, souffla Fayrrioh. Excellente nouvelle. Même si nous nous retrouvions aux confins de l’Empire, nous étions toujours sur le territoire de notre faction. – Enfin, si la Coalition n’a pas fait une incursion récemment et occupée les lieux, nuança le teknögrade. Cela me fit l’effet d’une douche froide. – On est loin ? s’enquit le blessé. Parce que je ne pense pas pouvoir parcourir des kilomètres. Sans compter Keynn et Urgëll qui sont encore moins en état d’aller où que ce soit. – Il y a un petit village, plus proche que Menelite, annonça Darren. – Quand tu dis « petit village », c’est-à-dire que c’est un hameau de dix habitants ? rit nerveusement Fayrrioh. – Inférieur à cent habitants, énonça Darren. Mais ils devraient avoir un guérisseur. – Très bien. Je vais m’y rendre pour leur demander de l’aide, décidai-je. Il était grand temps que je fusse utile à quelque chose. |
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– Hors de question, s’opposa aussitôt Darren. C’est beaucoup trop dangereux. Il pourrait t’arriver n’importe quoi en chemin. – En revanche gamin, toi tu pourrais y aller, intervins le teknögrade. En plus à dos de griffon, tu y serais en un rien de temps. Je m’apprêtais à protester, je ne voyais pas en quoi le trajet était moins dangereux pour Darren que pour moi, cependant ce dernier coupa court à cette possibilité : – Et vous laissez sans protection ? – Je peux… commença le teknögrade. – Tu ne peux rien du tout, le coupa Darren. Tu n’es même pas capable de te tenir assis sans aide. Tu serais incapable de te défendre et encore moins de protéger trois personnes immobiles. J’aurais voulu protester, mais je devais bien reconnaître qu’à part être restée stupidement figée, je n’avais pas été d’un grand secours. – Qu’est-ce que tu suggères ? demanda alors Fayrrioh. – Je devrais pouvoir le convaincre de porter Keynn et Urgëll, déclara Darren en montrant le griffon. Et je t’aiderai à avancer. – En cas de danger ? – Je te laisse tomber et je m’en occupe. – D’accord, acquiesça le teknögrade. En plus, avec un griffon à nos côtés cela devrait naturellement maintenir à distance pas mal de prédateurs. – Et moi dans tout ça ? demandai-je presque timidement. – Tu marches en restant près de nous, m’ordonna Darren. – Je pourrais peut-être prendre une arme et participer à notre protection ? suggérai-je. – Tu sais tirer ? me demanda Darren aussi sec. – Euh non. Mais je… – Plus important, oserais-tu tirer ? m’interrogea Fayrrioh. Des images de notre attaque me revinrent en mémoire, les corps qui tombaient, les hurlements qui s’élevaient, une tête qui explosait, des enfants piétinés… Rien que d’y repenser j’en eus un haut le cœur. – Kiruna, m’appela Darren me sortant de mes sombres pensées. Je vous protégerai. Mais j’ai besoin que tu restes avec les autres. Peux-tu faire ça ? J’acquiesçai silencieusement, à la fois émue et impressionnée. L’enfant que j’avais connu semblait soudainement être devenu un homme. Les événements l’avaient transformé. Darren parla encore un peu au griffon puis amena le corps de Keynn pour le déposer en travers du dos de la créature. Il refusa mon aide, arguant que le griffon risquait de s’effaroucher si un inconnu conscient s’approchait. Il procéda de même avec Urgëll. Puis il revint aux côté de Fayrrioh et l’aida tout d’abord à retrouver une position assise, processus qui s’effectua dans la douleur. – Tu es prêt ? lui demanda Darren par la suite. – Vas-y, lui ordonna le teknögrade en serrant les dents. En un geste fluide, l’homme se retrouva en position verticale, un bras autour des épaules de Darren, son corps lourdement appuyé contre celui du jeune homme. S’il n’émit pas un son, je vis à sa longue grimace que la douleur était bien présente. Ils ne bougèrent pas pendant un instant, Fayrrioh cherchant à récupérer son souffle et ses moyens. Puis sur un signe de tête de ce dernier, le duo se mit lentement en marche. Darren siffla doucement et le griffon lui emboita le pas. Je suivis de l’autre côté de Fayrrioh, me disant que si Darren devait effectivement le lâcher brusquement pour parer au danger, je pourrais au moins le rattraper et éviter qu’il ne chût lourdement au sol. Cela n’aurait pas été bon pour sa blessure. Nous progressions lentement, le griffon nous suivant néanmoins docilement. J’avais proposé à Darren de le remplacer au bout d’un moment afin de le soulager un peu. Il avait refusé, affirmé que cela allait bien et que je ne supporterais pas une telle charge. Il fallait avouer que Fayrrioh était loin d’être un poids plume et que Darren semblait davantage le porter que de simplement servir de béquille. – Nous sommes bientôt arrivés ? m’enquis-je. J’avais l’impression d’être une enfant impatiente avec cette question, mais le troisième Soleil déclinait déjà et j’avais peur à l’idée de passer la nuit en forêt. N’importe quel monstre pourrait alors nous attaquer et nous dévorer. – Si nous maintenons ce rythme, nous devrions y être pour le crépuscule, me répondit Darren. – Encore quelques heures à marcher quoi… grinça Fayrrioh. Après quoi, le silence resta de mise. Ce n’était pas que je n’avais pas un million de questions dans ma tête, cependant, je ne tenais pas à attirer l’attention d’une bête sauvage. Pour ce qui était de Fayrrioh, il avait déjà suffisamment de mal à garder ses râles de douleur à l’intérieur et à mettre un pied devant l’autre. Il était tellement concentré qu’il ne devait pas être en mesure de tenir une conversation. Quant à Darren, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il ne prononçât pas un mot, c’était dans sa nature. Comme promis, nous arrivâmes aux abords du village avant que le troisième soleil n’ait disparu à l’horizon. Les gens furent d’abord impressionnés, que ce fût par le griffon, les corps inconscients ou le sang qui maculaient les vêtements, je n’aurais su le dire. – S’il-vous-plaît, aidez-nous, les supplia Darren. Il est blessé grièvement et les deux autres sont inconscients. Sa voix tremblait, son visage montrait son désespoir, on aurait pu croire qu’il se mettrait à pleurer dans la seconde suivante. Un comportement tout à fait normal dans une telle situation… pour une personne normale. Toutes ses expressions chez Darren m’étaient juste étrangères et me paraissaient totalement bizarres, anormales. Depuis toujours Darren m’avait présenté un visage neutre, sans aucune modulation ou presque. En même temps, la situation était loin d’être habituelle. Il avait su se montrer fort pour nous amener en sécurité, il était logique qu’une fois la civilisation retrouvée, il s’effondrât. Moi-même j’avais envie de me laisser choir sur place et de ne plus me relever. Les villageois, la surprise passée, s’empressèrent de récupérer Fayrrioh. Cela s’avéra plus compliqué pour Keynn et le mage, tous deux étendus sur un griffon qui se mit à émettre des cris menaçants lorsqu’ils cherchèrent à s’approcher. Darren s’empressa de les faire reculer puis délesta lui-même les deux corps qu’il donna aux villageois. Ces derniers, après réflexion, décidèrent de nous aménager un coin dans l’étable, n’ayant pas de dispositifs pour des voyageurs qui devaient être présents une fois tous les dix ans. Les bestioles furent parquées, de la paille rassemblée et un drap étendu par-dessus avant d’y déposer les patients. Pendant ce temps, le soigneur, présent comme prédit par Darren, rassembla le matériel nécessaire avant de se rendre au chevet de ses patients. Une jeune fille d’une douzaine d’années l’accompagnait. Elle devait être son apprentie. Darren et moi avions suivi le mouvement. Le griffon également. Il marchait docilement derrière Darren, sans aucune invitation de la part du garçon, et feulait dès qu’un étranger s’approchait d’un peu trop près. Les distances sociales avec la créature furent rapidement comprises et respectées par les villageois. – Dehors tout le monde, ce n’est pas un spectacle, ordonna le soigneur une fois les patients déposés. Il fut appuyé par celui qui devait être le chef de ce patelin qui dispersa la foule et leur demanda de vaquer à leurs occupations habituelles. Il échangea ensuite quelques mots avec Darren auxquels je ne prêtai pas attention puis nous laissa à son tour. Je me sentais déjà un peu moins oppressée. Je restai toutefois près de Darren, à la fois pour lui apporter du réconfort et pour le mien. C’était fou comment en situation de danger ou en terrain étranger deux personnes pouvaient soudainement devenir proches. – Les autres d’abord, demanda Fayrrioh alors que le guérisseur s’approchait de lui, probablement par ce qu’il avait le plus de sang en-dehors de son corps au point qu’il en était devenu pâle. Le soigneur jeta un rapide coup d’œil au teknögrade, dû en déduire qu’il survivrait encore quelques minutes sans attention et reporta son attention sur ses deux patients inconscients. Le hasard fit qu’il commença par le mage. Je m’apprêtai à lui faire remarquer que son Empereur devait être sa priorité mais la soudaine poigne de fer de Darren sur mon bras me fit reconsidérer la question. Dans son regard devenu soudainement dur, j’y lus un ordre. Silence. J’acquiesçai doucement pour lui montrer que j’avais compris. Après réflexion, il paraissait en effet plus avisé de cacher la présence de l’Empereur en un lieu aussi reculé alors qu’il était inconscient et que ses deux gardes-du-corps gisaient dans un état similaire. Mieux valait qu’ils crûssent que nous n’étions que de simples néogiciens. Nous ne connaissions pas ces gens après tout. – Il n’est pas néogicien, remarqua avec un certain étonnement le guérisseur. – C’est lui qui nous a téléporté, l’informa Darren. Je pense qu’il a dû utiliser trop de mana. Son visage continuait encore de s’animer, affichant clairement son inquiétude aux yeux de tous. Je lui pris la main pour le rassurer, lui montrer qu’il n’était pas seul. Il me regarda alors avec étonnement, comme si c’était mon comportement qui était inhabituel et non le sien. Je devais reconnaître que d’habitude j’étais plus encline à lui lancer des piques qu’à le caresser dans le sens du poil. Cependant la situation était exceptionnelle et il fallait se serrer les coudes, mettre nos divergences de côtés. Je lui offris donc un sourire qui, je l’espérais, ne ressemblait pas trop à une grimace. – C’est exact, confirma le guérisseur après sa propre analyse. Il a frôlé d’un peu trop près les limites. Il a surtout besoin de repos. Il procéda ensuite à l’examen de Keynn. – Une légère contusion à la tête, déduisit le soigneur. Il ne devrait pas y avoir de séquelles, mais on le saura avec certitude à son réveil. Tina, prépare une potion de moltacérapa s’il-te-plaît. La jeune fille quitta les lieux pour s’exécuter, rentrant sans doute à ce qui devait servir de laboratoire au soigneur. |
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– Est-ce bien prudent ? m’enquis-je sans réellement savoir à qui ma question s’adressait. Le soigneur sembla la prendre pour lui : – Ne vous inquiétez pas, Tina à l’habitude de préparer cette potion. Il n’y a aucun risque. – Euh… Est-ce qu’un sort de soin ne serait pas plus efficace ? demandai-je. – Dans ce cas-ci, il vaut mieux laisser faire la nature, m’expliqua gentiment le soigneur.il n’a rien de grave et devrait se réveiller naturellement. La potion est simplement pour prévenir le mal de crâne qu’il aura sûrement en reprenant conscience. – J’avoue que je n’y connais rien ni en médecine ni en magie, déclarai-je mal-à-l’aise. – Et moi rien à la technologie ni aux néogiciens, déclara le guérisseur. Mais vos compagnons devraient sans sortir. Maintenant, voyons voir cette jambe. Je détournai aussitôt le regard. Darren au contraire, fixait avec attention les moindres gestes du guérisseur. Cette fois-ci, ce dernier eut recours à la magie pour soigner Fayrrioh. Je l’entendis murmurer quelque formule. – Bravo jeune homme, grâce à vous sa vie et sa jambe ont pu être sauvées, annonça le guérisseur admiratif. J’observai finalement Fayrrioh pour détourner la tête aussitôt. Si la blessure était guérie, ses vêtements n’en demeuraient pas moins tachés de sang. Beaucoup trop à mon goût. – Comment avez-vous su que c’était Darren qui avait procédé au soin ? m’enquis-je curieuse. – Et bien vous êtes cinq. Deux sont inconscients. Vous, Mademoiselle, ne supportez pas la vue du sang. Et la manière dont le bandage a été fait laisse supposer qu’une tierce personne est intervenue. Énoncé comme cela, la déduction paraissait aisée. – Il vous faudra ne pas prendre trop appui sur cette jambe pendant quelques jours et du repos le temps de récupérer de la perte de sang, recommanda le guérisseur à son patient. – Les enfants, demanda Fayrrioh luttant visiblement pour ne pas sombrer dans l’inconscience. – Vous êtes blessés ? s’inquiéta soudainement le guérisseur en se tournant vers nous. – Je vais bien, répondit Darren. – Je… je crois que ça va aussi, déclarai-je en m’inspectant soudainement. Certainement je me serais aperçue si j’avais été blessée. À part un choc psychologique, je ne pensais pas mon intégrité physique atteinte. – Le gamin a tendance à minimiser… chuchota Fayrrioh de plus en plus faible. Ce fut à cet instant qu’une image jaillit dans ma mémoire. Celle d’un dos ensanglanté. – Darren, tu as été touché ! réalisai-je avec effroi. – Ce n’est rien, déclara-t-il avec aplomb. – Je m’occupe de lui, promit le guérisseur à Fayrrioh. Reposez-vous. Il ne fallut pas plus d’assurances au teknögrade qui s’abandonna finalement aux abysses de l’inconscience. – À nous deux jeune homme, déclara le soigneur. – Je vous assure que ce n’est rien, évada Darren. – Il a été touché dans le dos ! révélai-je. – Kiruna, fit Darren exaspéré plus qu’en colère. C’était toujours bizarre de voir ses émotions. – Tu es blessé ! Hors de question de te dérober ! insistai-je. – Retirez-moi ces vêtements que je puisse inspecter la blessure. Darren soupira bruyamment mais obtempéra. Je me retrouvai de nouveau à regarder le mur pour ne pas voir la plaie. – Ce n’est pas profond et ça a déjà commencé à cicatriser, annonça le guérisseur. On va juste nettoyer et désinfecter. L’apprentie revint à cet instant avec la potion demandée. Le guérisseur lui demanda alors de s’occuper de Darren. – Et voilà, tout le monde est rafistolé, déclara le soigneur avec satisfaction. – Merci beaucoup Monsieur, répondit poliment Darren. – Je suis tout de même curieux de connaître l’origine de certaines cicatrices que tu arbores, exprima le guérisseur. – Des accidents, trancha Darren. Interpelée, je portai mon regard sur le torse nu de Darren. Ses pectoraux et ses abdominaux étaient étonnamment bien définis. Je l’avais toujours vu svelte, mais je ne l’imaginais pas musclé. En revanche, de trop nombreuses cicatrices, plus ou moins marquées, parsemaient également son corps. – Darren qu’est-ce qui t’es arrivé ?! fis-je horrifié par le tableau. – Des accidents, répéta froidement l’adolescent. Je m’apprêtai à insister, même malgré le ton glacial, cependant, je songeai qu’il ne souhaitait probablement pas étaler un tel sujet devant des inconnus. D’où sa réticence à retirer son haut pour une blessure qu’il avait jugé ne méritant pas une attention particulière. Le guérisseur et son apprentie finirent par nous laisser. – Darren ? m’aventurai-je doucement. – Kiruna, peux-tu faire le tour du village et leur demander de nous prêter des couvertures s’il-te-plaît ? Il te faudra probablement faire plusieurs maisons, ils n’auront pas forcément de quoi se séparer. Et si au passage tu pouvais leur demander une tunique pour moi et un pantalon pour Risdam ce serait agréable. Il avait retrouvé son ton neutre et factuel habituel. – Ok, tu peux compter sur moi, lui promis-je en réalisant que ses vêtements étaient déchirés, maculés de sang et probablement irrécupérables. Sans doute ne voulait-il pas se promener torse nu au milieu des gens. Surtout avec ses cicatrices. Je me demandai quelles mésaventures avaient pu lui arriver. Keynn était-il au courant ? Et si c’était ces cinquièmes années que je voyais harceler Darren depuis le début du second semestre ? Personne ne pouvait avoir autant d’« accidents ». Les villageois furent forts sympathiques et me donnèrent tout ce dont nous avions besoin, même si je dus effectivement demander à plusieurs foyers pour rassembler tout le nécessaire. J’avais été un peu intimidée, angoissée par la réception à laquelle j’aurais droit, mais un sourire hésitant de ma part avait fait le travail pour moi. J’avais l’habitude d’obtenir ce que je voulais. Cerner les gens, les convaincre, déterminer ce qu’ils étaient prêts à faire, c’était ma spécialité. Je pratiquais cet art depuis que j’étais toute petite. La seule difficulté était de connaître les limites avant de les toucher. Si on s’en approchait trop, les gens se méfiaient alors et se fermaient aussi sec. Avec des étrangers qui n’avaient pas du tout le même mode de vie que moi, ces frontières étaient d’autant plus complexes à appréhender. – J’ai les couvertures et les vêtements, annonçai-je ravie à Darren. Enfin je servais à quelque chose. – Merci, me répondit-il en me délestant de mon paquetage. Il couvrit ensuite chacun des trois hommes avec une couverture et en laissa deux pliées dans un coin. Seulement après se vêtit-il de la tunique que je lui avais dégotée. J’étais satisfaite de voir qu’elle était à sa taille. – Et nous sommes invités à dîner, lui appris-je. – Par qui ? me demanda-t-il méfiant. – Mmh… Je ne connais pas leurs noms. Enfin, ce n’est pas comme si tu les connaissais et que cela t’apprendrait quelque chose d’utile. Ce que je sais c’est qu’ils sont une famille de quatre je crois. Ils n’avaient rien à nous donner alors la mère à proposer qu’on vienne dîner chez eux. – Ils n’ont peut-être pas non plus les moyens de nous offrir à manger, commenta Darren. – Il suffira de demander à d’autres gens pour les jours à venir, suggérai-je. Ou tu comptais jeûner pendant plusieurs jours ? Parce que je ne pense pas qu’on soit prêt à partir demain. – La nourriture ne sera pas ce à quoi tu es habituée. Garde tes remarques pour toi. – Non mais je sais me tenir quand même ! protestai-je. Tu me prends pour qui ?! Cette peste de Stompetoren ?! – Que vient-elle faire dans la conversation ? s’étonna Darren. – Je sais très bien que tu as eu le béguin pour elle à un moment, affirmai-je. – Pardon ? fit-il. – Tu étais toujours dans son sillage à baver sur sa poitrine, explicitai-je. – Tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre, déclara-t-il. – Bon d’accord tu ne bavais peut-être pas, reconnus-je. Mais tu vois très bien ce que je veux dire ! – Je n’ai jamais éprouvé que de l’indifférence pour Lysfjord, déclara Darren. – Et qu’est-ce que tu faisais tout le temps fourré avec elle alors ? m’exaspérai-je. – Elle m’interpelait. Je ne faisais que lui répondre, raisonna-t-il innocemment. – Et tu n’avais rien de mieux à faire ? – Non. – Toi, tu n’as vraiment pas d’amis… – Pas vraiment non. Allons manger. J’ai envie de me coucher. Je le suivis à l’extérieur, complètement abasourdie. Le pire, c’était que je le savais sincère. Comment pouvait-il rester indifférent à une fille pareille ? La moitié des gens l’admirait, l’autre l’exécrait. Je dirais même que la moitié qui la détestait était la plus importante. Et au milieu de tout cela, il y avait Darren. – Non, reste ici. Tu montes la garde pour moi d’accord ? Darren parlait à son griffon. Il sembla parvenir à lui faire comprendre ce qu’il voulait car la créature se mit en travers de l’entrée et s’assit sur son train arrière. Je guidai ensuite Darren jusqu’à nos hôtes. Le repas était effectivement médiocre mais je souris et remerciai chaleureusement la famille pour son accueil. Je ne pouvais décemment pas me plaindre et nous mettre en porte-à-faux alors que nous dépendions d’eux pour les jours à venir. Darren sembla de nouveau s’animer en leur compagnie. Et je compris finalement qu’il faisait semblant. Le visage neutre était bien son expression habituelle. Mais pour ces gens, il jouait la comédie. Pourquoi ? Je ne savais même pas qu’il était capable de faire cela ! Brûlant de curiosité, je me contins néanmoins jusqu’à ce que nous regagnions nos couchettes et retrouvions un soupçon de solitude. Le griffon nous attendait bien sagement, n’ayant apparemment pas bougé de son poste. Darren le cajola un peu puis nous rentrâmes. Le griffon sur nos talons. – Il ne va quand même pas passer la nuit ici ? protestai-je. – Kiruna, c’est une étable, me fit remarquer Darren en me désignant les autres animaux parqués. |
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Le griffon s’installa confortablement non loin de l’entrée et Darren s’étendit tout contre lui. Je saisis la couverture restante et tentai tant bien que mal de trouver une place confortable pour dormir. – Darren ? m’enquis-je à voix basse, consciente des trois autres hommes qui se reposaient. – Dors, m’enjoignit-il. Si ce n’est pas une urgence, ça peut attendre demain. Nous avions eu une rude journée. Je pouvais comprendre sa fatigue et son envie de dormir. En soit, ma curiosité n’avait rien de pressant. Aurions-nous été dans un contexte habituel, je l’aurais bombardé de questions jusqu’à ce qu’il me révélât tout. Aurions-nous été dans un contexte habituel, nous ne dormirions pas dans une étable. Et encore moins ensemble. Je me réveillai sans même avoir réalisé que je m’étais endormie. Les bruits de la forêt et d’un village s’éveillant m’étaient étrangers. Aussi un petit temps d’adaptation me fut nécessaire pour ne plus être complètement désorientée. Darren s’activait déjà silencieusement auprès des trois adultes encore endormis. – Comment vont-ils ? m’enquis-je à voix basse. – Pas de fièvre, me renseigna Darren. – Ça veut dire qu’ils vont bien ? déduisis-je. – Ils ne vont pas mal, relativisa Darren. Urgëll et Risdam ont tous deux besoin de repos pour des raisons différentes. Ce serait bien que Keynn se réveille par contre afin que l’on puisse établir son état. Après il pourra retourner dormir. – Repos pour tout le monde ? Il n’y a rien que l’on puisse faire ? espérai-je. – C’est un prêtre ou un druide qu’il leur faudrait, me contra Darren. – Et le guérisseur ? m’enquis-je. Je ne vois pas trop la différence. – Un prêtre ou un druide utilise les flux de la Source de la Vie pour soigner et sont donc très efficaces. Le guérisseur de ce village maîtrise peu l’utilisation des flux et favorise les herbes dont il connait mieux les propriétés. C’est plus un herboriste. C’est déjà chanceux qu’il s’y connaisse suffisamment en flux pour soigner le plus gros des dégâts reçu par Risdam. – J’ai eu de la chance aussi que tu m’apportes les premiers soins, s’éleva la voix du concerné. – Kiruna, peux-tu aller chercher de quoi boire et manger s’il-te-plait ? me demanda Darren. Dans un accès de colère, j’étais prête à lui répliquer que je n’étais pas sa bonniche et qu’il pouvait y aller lui-même. Puis la situation précaire dans laquelle nous nous trouvions refit surface dans ma mémoire et je tentai tant bien que mal de ravaler mon orgueil. – Bonjour, s’éleva une voix claire avant que je ne complétasse le processus. Je vous ai apporté de quoi déjeuner. – Merci beaucoup, fis-je en récupérant le panier de victuailles. Du coin de l’œil, je notai que le visage de Darren était de nouveau expressif. Je ne lui avais toujours pas demandé la raison de cette comédie. Pendant que je maintenais un petit bavardage avec la nouvelle venue, Darren vérifiait l’état de Keynn, comme si ce n’était pas la première chose qu’il avait déjà faite au réveil. En même temps, en y réfléchissant un minimum, je ne l’avais jamais vu tenir une conversation. C’était peut-être un art qu’il ne maîtrisait pas. Sans doute cherchait-il alors à s’occuper pour ne pas faire tache. C’était vraiment ridicule. – Le griffon a passé la nuit ici ? s’étonna la jeune fille. On pouvait sentir un léger tremblement dans sa voix. Si je n’avais pas vu Darren calmer et dompter la bête aussi vite qu’il l’avait fait, je ne serais moi-même pas rassurée. Après ce constat, la jeune fille partit. Nous pûmes ensuite manger tranquillement après son départ et Darren retrouva un état plus normal. Normal pour lui, s’entend. – Je suis aussi étonné que la bestiole soit toujours là, commenta Fayrrioh entre deux bouchées. Gamin, tu devrais l’emmener faire un tour avant qu’il ne devienne cinglé à rester coincé ici. Je préférerai qu’il ne s’énerve pas dans cet espace clos alors que je ne suis pas en mesure de le contrer. Et puis emmène Kiruna avec toi tant que tu y es. – Je ne suis pas un smourbiff de compagnie qu’on emmène promener ! me récriai-je. – Non en effet, acquiesça Fayrrioh. Les smourbiffs sont beaucoup moins bruyants. – Je… Je… ! Darren se leva et m’entraîna vers la sortie. Le griffon le suivit sans le moindre encouragement. – Non mais je rêve ! me révoltai-je. Il m’a vraiment mis à la porte ! Au milieu de… – Tu cries trop, me coupa Darren. Tout le monde nous regardait. Comme si l’opinion de ces villageois du bout du monde m’intéressait. Il était bien plus important que Darren se souvînt de sa place et qu’il me devait le respect : – Dis donc toi ! Tu vas… – Darren ! s’exclama une voix féminine. Une femme d’âge mûre regardait dans notre direction et se mit à sangloter. – Allons Matylda, calme-toi, l’enjoignit un villageois. – C’est Darren ! C’est mon fils ! Puisque je vous dis que c’est mon fils ! La folle du village sans doute. – Alors oui il s’appelle Darren, mais il est né néogicien, donc ça ne peut pas être votre fils, tentai-je de lui expliquer. J’étais sûre de moi, car Keynn m’avait dit que ses parents étaient teknögrades comme les miens et qu’ils s’étaient fait tuer comme les miens. – C’est mon enfant ! insista l’hystérique. – Maman, calme-toi s’il-te-plaît, la pria la jeune fille nous ayant apporté des provisions ce matin. Et bien cela ne devait pas être facile d’avoir une mère pareille. – Non ! C’est mon fils ! protesta-t-elle. – Darren est mort, il ne reviendra pas. En prononçant ses mots, la jeune femme se trouva soudainement au bord des larmes. – Une mère reconnaît toujours son enfant ! Darren ! Mon fils ! Elle était retenue tant bien que mal par deux villageois qui l’empêchaient de se jeter sur Darren. Et probablement de se faire dépecer par le griffon qui devait interpréter son comportement comme une agression sur son maître. – Bon, dis-lui toi Darren, m’exaspérai-je. Pas de son. – Darren ? fis-je en me tournant vers lui, étonnée par son manque de réponse. Il avait un regard apeuré et un visage complètement fermé. On l’aurait crû prêt à détaler dans la seconde suivante. – Darren ? insistai-je. Tu es né néogicien. Elle raconte n’importe quoi. Pas vrai ? Darren ? Les villageois se mirent à murmurer. À propos de cet enfant disparut il y avait douze ans de cela. Le griffon s’agita. – Darren, appela Keynn sortant de l’étable. Les cris avaient dû le tirer de son sommeil. Fayrrioh se tenait juste derrière lui, appuyé contre l’embrasure. La voix de Keynn sembla sortir Darren de sa transe qui pivota au moins son visage vers l’Empereur. En quelques enjambées, ce dernier rejoignit l’adolescent et le prit dans ses bras. Darren resta statufié. – Ça va aller, lui murmura Keynn. – Voleur ! s’exclama la folle. C’est mon fils ! Rendez-le moi ! À ces mots, les bras de Darren agrippèrent soudainement le torse de Keynn. – Darren ? C’est vraiment toi ? fit la fille de l’autre cinglée. La jeune femme commença à s’approcher, comme mystifiée. Ce fut à cet instant que le griffon attaqua, perdant finalement toute trace de calme. Darren se détacha brusquement de Keynn et fonça sur la créature, lui donnant un violent coup d’épaule pour dévier sa trajectoire. Déséquilibré, Darren se retrouva à terre à rouler entre les pattes du griffon agité. – Darren ! s’inquiéta Keynn pendant que le griffon cherchait à se dépêtrer de la situation. Un homme arriva avec une fourche. Darren se redressa et se mit en travers de son chemin. – Je vais bien, déclara Darren avec assurance. – C’est une bestiole dangereuse que tu nous as ramené là, énonça l’homme. – Griff, va-t-en, ordonna Darren en poussant l’animal pour l’encourager à partir. Le griffon protesta. – Va-t-en, répéta Darren. La créature hésita encore un instant puis se résigna à abandonner Darren et trottina un peu avant de s’envoler. – Tu as appelé le griffon « Griff » ? m’ahuris-je. – J’avais trois ans, répliqua Darren. – Qu’est-ce que tu faisais avec un griffon à trois ans ? demandai-je. – Les priorités Kiruna, me rappela à l’ordre Keynn. Effectivement, les villageois continuaient de dévisager Darren comme si c’était un revenant. – Venez ici tous les deux, nous ordonna Keynn. Pour une fois je ne me fis pas prier. J’aurais en revanche préféré que Darren gardât son griffon pour notre protection. Keynn embrassa brièvement Darren avant de le diriger gentiment vers son teknögrade. – Darren est devenu néogicien parce que c’est le choix que son père a fait pour se débarrasser de lui, déclara Keynn. Qu’elle était cette histoire ?! – Vous n’irez pas me faire croire que dans un si petit village vous ignoriez les violences que son père avait pour lui, poursuivit Keynn. Vous n’avez rien fait pour lui à l’époque et ce n’est pas aujourd’hui que vous obligerez Darren à quoi que soit. – Mon fils ! Voleur ! – Maman arrête s’il-te-plait, la supplia sa fille. Viens, rentrons à la maison pour le moment. – Mon fils ! Vous n’avez pas le droit de me le prendre ! Keynn vacilla. Comme j’étais encore à ses côtés, il prit appui sur moi, portant son autre main au crâne. – C’était une petite commotion, mais ce n’est pas à prendre à la légère non plus, commenta le guérisseur. Vous devriez retourner vous allonger. – Kiruna, aide-le à se recoucher, m’ordonna Darren. – Darren, appela Keynn. – Je vais arranger ça, promit Darren. Personne, pas même Darren, n’aurait pu dire ce que le « ça » comprenait. – Darren, reprit Keynn. Tu n’as pas à… Ne fais pas… Je me demandai avec curiosité si c’était sa commotion ou la situation qui faisait perdre ses mots à notre chef de faction. Dans un cas comme dans l’autre, cela m’inquiétait. Je m’empressai donc de le ramener à l’étable et de l’aider à s’asseoir. |
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– Donne-lui de l’eau, me demanda Fayrrioh sans se retourner. Il était toujours debout près de l’entrée à observer les événements extérieurs. – Vous ne voulez pas vous asseoir également ? lui suggérai-je tout en m’exécutant. Le guérisseur… – N’a rien à redire, je ne m’appuie pas sur cette jambe, m’interrompit le teknögrade. Et puis je ne vais pas laisser le gamin complètement seul. De mémoire, il y avait aussi une histoire de perte de sang importante. Enfin, pour ce que j’y connaissais en médecine… – Alors c’est de là qu’il sort le gamin ? murmura le teknögrade pensif. – Je ne comprends pas, déclarai-je. Si sa famille est Olydrienne, si elle vit ici, alors qui s’occupe de lui ? Je veux dire, moi j’ai mon oncle et ma tante. Mais Darren, il n’a personne ? – Pas vraiment, non, me confirma Keynn. – Mais… Mais c’est affreux ! m’exclamai-je. Il ne peut pas rester comme ça ! Je sais. Il va venir avec moi chez mon oncle et ma tante. Je leur expliquerai la situation, ils comprendront. – Tu veux l’inviter à vivre chez toi alors que vous n’êtes même pas capables de tenir un dîner ensemble ? s’amusa Keynn. – C’est vrai que je le trouve insupportable, qu’il m’exaspère à longueur de temps, qu’il ne sait pas s’exprimer distinctement, qu’il… – Le gamin ? rit Fayrrioh. Il n’y a pas plus simple à comprendre. – Alors là je ne suis pas du tout d’accord, m’opposai-je. Il fait toujours le contraire de ce à quoi je m’attends. Non en fait. Ce n’est pas qu’il fait le contraire. C’est qu’il fait ce à quoi je ne m’attends jamais. Il n’est pas normal ce mec ! Enfin… Tout ça pour dire que malgré nos mésententes, je ne vais quand même pas le laisser sans foyer. J’étais décidée. Même si la cohabitation s’annonçait rude. – C’est très mature de ta part, commenta Keynn. Je suis fier de toi. Même s’il refusera. – Mais non, il n’est pas assez stupide pour refuser une telle proposition, répliquai-je. Et puis ce serait juste pour les vacances vu que pendant l’année scolaire il loge à Memoria. D’ailleurs il faudrait aussi que j’aide Darren à Memoria. – En quoi veux-tu m’aider à Memoria ? me demanda Darren. – Darren tu vas bien ? s’enquit Keynn. Que s’est-il passé ? L’adolescent aidait Fayrrioh à quitter sa position verticale. – Ça va gamin, lui assurait le teknögrade. – Tu as perdu beaucoup de sang hier, tu devrais être couché, le morigéna Darren. Il ne s’est pas dit grand-chose. Myrria a dit que je devais être assez préoccupé avec vous autres blessés et donc on parlera plus tard. Une fois que le village se sera un peu calmé également. – C’est qui Myrria ? demandai-je. – Ma sœur, répondit Darren. Cela faisait vraiment bizarre de lui associer une famille. J’avais toujours connu Darren seul après tout. Mais donc en réalité, quand Keynn avait déclaré que nous étions dans une situation similaire, il voulait juste dire que nous étions tous deux orphelins. Fin de la comparaison. – Tu n’as pas dit ce que tu comptais faire avec moi à Memoria, me rappela Darren. Sa tâche accomplie et sur un geste de son suzerain, il vint se blottir contre Keynn. Une telle apparence de vulnérabilité chez Darren me remémora son jeune âge et son innocence. – Je sais que j’aurais dû faire quelque chose avant, reconnus-je. Mais à partir d’aujourd’hui tu peux compter sur moi. – À quel sujet ? s’enquit Darren. – Ces élèves qui te harcèlent, énonçai-je clairement en le fixant dans les yeux. Je ne lui permettrais pas de se dérober sur un sujet aussi grave. – Tu te fais harceler à l’école Darren ? s’inquiéta Keynn. – Pas que je sache, répondit Darren. Par qui suis-je censé me faire harceler ? – Tu sais très bien de qui je parle, le poussai-je. – Non. – Ces cinquièmes années ! lâchai-je exaspérée. – Ceux de la branche soldats ? voulut préciser Darren. – Ah ! fis-je victorieuse. Tu vois bien que tu sais de qui je parle. – Ce sont les seuls cinquièmes année avec qui j’interagis régulièrement, répondit Darren. Et c’est uniquement parce que je partage leurs cours. – Hein ? m’étonnai-je. – N’ayant pas pris la branche soldat, je ressentais quand même le besoin de faire une activité physique, déclara Darren. Je me suis arrangé avec Lorry Hertj pour participer quand même à l’un de ses cours. Et celui qui correspond à mon emploi du temps, c’est celui des cinquièmes années. – Pourquoi irais-tu volontairement t’infliger une torture pareille ? m’ahuris-je. Peu importe. Tu es bizarre, pas de souci… Mais par contre, tu ne peux pas nier qu’ils se moquent de toi ! – À quel moment ? s’enquit Darren. – Quand même, ils t’appellent tout le temps leur mascotte, révélai-je. Ne le nie pas, je l’ai entendu plusieurs fois. – Ce n’est pas péjoratif, répliqua Darren. – Ah ! Pardon mais… – Kiruna, m’interrompit Darren. Je reconnais que ce terme aurait pu être dégradant. Cependant, dans ce cas-ci, c’est affectif. C’est juste que je suis plus jeune qu’eux. – Ce n’est pas parce que tu es plus jeune qu’il ne se moque pas de toi, protestai-je. C’est justement parce que tu es plus jeune qu’ils se moquent de toi. – C’est comme quand Risdam m’appelle gamin. C’est purement affectif, insista Darren. Je suis capable de reconnaître quand quelqu’un cherche à me ridiculiser. – Bien, puisque le problème n’existe pas, passons à un autre sujet si vous le permettez, intervint Keynn. – Vous le croyez ? me stupéfiai-je. – Oui, répondit Keynn. Darren est un grand garçon, il sait se débrouiller. – Mais vous n’êtes pas sérieux ?! me récriai-je. On ne peut pas le laisser comme ça ! Il ne s’en rend même pas compte ! – T’inquiète pas va ! fit le teknögrade. Le gamin s’occupe très bien de lui-même tout seul. – Vous aussi Monsieur Fayrrioh ? m’ahuris-je. Ne t’inquiète pas Darren, tu peux compter sur moi je te protégerai. – Je n’ai pas besoin d’être protégé, répondit le concerné. – Darren, peux-tu me faire un résumé de la situation s’il-te-plait ? demanda Keynn. L’adolescent se lança dans un rapport des événements passés et de leur évolution jusqu’à cette heure. Le moins que l’on pût dire, fut que Darren maîtrisait cet exercice. Sans même y mêler ses émotions, il narrait avec précision notre mésaventure. – Merci Darren, déclara Keynn à la fin de son récit. J’ai bon espoir que d’ici deux-trois jours nous nous soyons remis et puissions prendre la route. Et c’était tout ? – Une minute ! intervins-je. Moi j’ai encore un million de questions. – Je t’écoute Kiruna, répondit Keynn attentif. – Et bien en fait ce sont plutôt des questions pour Darren, fis-je. Parce que la partie on attend que tout le monde soit sur pied, puis on va jusqu’à un village qui nous permet de rejoindre un plus gros village et ainsi de suite jusqu’à Centralis : je comprends même si je ne connais pas tous les détails. Et à vrai dire, je n’ai pas besoin de ces détails, je vous fais confiance pour ça. – C’est d’ailleurs dommage que nos réceptrons ne fonctionnent pas jusqu’ici, soupira Fayrrioh. – J’ai quelques ingénieurs qui travaillent pour augmenter leur portée, révéla Keynn. Pouvoir communiquer rapidement dans tout l’Empire serait bien pratique. – Les appareils risquent de devenir plus gros et moins transportables, fit remarquer Darren. – C’est un paramètre à prendre en compte, acquiesça Keynn. Il faut trouver le bon équilibre entre les deux. – Et pourquoi ne pas créer de nouveaux points de communication ? suggéra Darren. – Développe, demanda Keynn. – Lorsqu’un messager doit apporter rapidement un message à l’autre bout du continent, il change plusieurs fois de montures au cours du trajet, afin qu’elle soit toujours au mieux de ses performance. On pourrait tenter quelque chose de similaire avec la communication dématérialisée. – Un relai de communication comme un relai de montures… réfléchit Keynn à haute voix. – Pas bête gamin, approuva Fayrrioh. Il y a de l’idée en tous cas. – Dites, je n’ai toujours pas eu mes réponses, les interrompis-je. C’était bien gentil leur discussion, mais cela n’améliorait en rien notre situation actuelle. – Tu n’as pas posé de questions, me fit remarquer Darren. – Vous ne m’en avez pas laissé le temps, me plaignis-je. – Bonjour, m’interrompit Tina nouvellement arrivée. – Qu’est-ce que tu veux ? m’exaspérai-je. – À toi, rien, répliqua-t-elle. Tu ne m’intéresses pas le moins du monde. – Non mais dis donc fillette ! m’énervai-je. – Kiruna calme-toi, m’ordonna Keynn s’en élever la voix mais fermement. Tina lui offrit un grand sourire. Lèche-bottes. – J’apporte vos potions, expliqua Tina. – Merci beaucoup, fit Keynn. L’apprentie donna deux potions à Fayrrioh et une à Keynn. – Pour la perte de sang et pour éliminer toute infection. Pour le mal de tête, nomma Tina en distribuant les flacons. Darren, pouvez-vous m’aider avec cet homme s’il-vous-plait ? L’adolescent ne dit pas un mot mais quitta Keynn pour venir suivre les instructions de la fillette au sujet du mage. Ce dernier étant inconscient, il était nécessaire de l’aider à avaler la potion. Une fois Tina partit, ce fut comme si un signal avait été donné. Les villageois défilèrent les uns après les autres, trouvant un prétexte quelconque pour venir scruter Darren le miraculé. – Qu’est-ce que ça fait de mourir ? lui demandèrent même des enfants. – Je ne sais pas, répondit Darren. – Est-ce que c’est douloureux ? s’inquiéta l’un d’eux. – Je pense que le plus douloureux est le moment avant de mourir, décréta Darren. Et puis il y eut plein de petits vieux qui « se souvenaient de la naissance de Darren comme si c’était hier. » Darren répondait poliment à chacun mais n’affichait plus d’émotion sur son visage. Les villageois avaient droits au Darren habituel. |
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– Mais ce n’est pas possible, tout le monde te connait ou quoi ?! m’exaspérai-je entre deux passages. – À part les enfants qui n’étaient pas nés ou trop jeunes pour se souvenir de moi, oui, répondit Darren. C’est un petit village, tout le monde se connait. Autant dire qu’avec toutes ces visites, mes questions passèrent aux oubliettes. La curiosité des gens sembla rassasiée après le coucher du troisième soleil. Je crûs à un moment de calme quand quelqu’un d’autre entra. – Quoi encore ?! m’exaspérai-je. Avant de reculer précipitamment. Le griffon. C’était le griffon ! – Il est revenu ? Comment ça se fait qu’il soit revenu ? m’étonnai-je légèrement effrayée. Darren ne nourrissait absolument pas la même peur et vint sans hésiter à la rencontre du griffon. Il l’entraina plus à l’intérieur et le dirigea jusqu’à Keynn. Ce dernier laissa la créature s’approcher en toute confiance, la laissant le flairer à son aise. Son odeur dut lui plaire car le griffon frotta affectueusement sa tête contre le torse de Keynn qui, sur un geste d’approbation de Darren, se mit à le caresser en retour. Si c’était si facile que cela, pourquoi Darren n’avait pas fait les présentations avec nous la veille ? Je n’avais pas spécialement envie de faire ami-ami avec une créature aussi dangereuse, cependant, c’était bien parce qu’elle était dangereuse que je préférerai que la bête pensa que j’étais son amie. Je me demandai quand même ce que l’odeur de Keynn avait de si particulière pour que le griffon se sentit tout de suite à l’aise avec lui, allant même jusqu’à se coucher et poser sa tête de rapace sur ses jambes pour mieux recevoir les caresses. La créature me faisait un peu penser à Darren qui avait passé tout l’après-midi contre Keynn. Ah. Darren avait passé tout l’après-midi contre Keynn. Pour le griffon, l’odeur de Darren devait maintenant imprégner Keynn. Donc en faire un allié. Moi qui croyais en réalité que Keynn cherchait à apporter du réconfort à Darren, la raison était beaucoup plus… pragmatique. D’ailleurs, Darren était maintenant lové contre Fayrrioh. – Je te préviens Darren, il est hors de question que tu te colles à moi, annonçai-je. – Je sais, répondit le susnommé. Je n’en avais pas l’intention. – Bonsoir, je viens vous apporter votre dîner. C’était Myrria, la sœur de Darren. L’ex-sœur de Darren. Sa sœur maintenant, c’était moi. J’étais surprise qu’elle ne vînt que maintenant. Tout comme sa mère, elle n’était pas venue de la journée. – Le griffon est revenu, s’étonna-t-elle. – Comme tu peux le voir, fis-je. La créature était toujours affalée contre Keynn, cependant son attention était clairement tournée vers la nouvelle venue. – Euh… Donc… Darren… Tu es devenu ami avec un griffon ? Il était évident qu’elle cherchait désespérément un sujet de conversation avec Darren. Bon courage pour cela. – Oui, répondit l’adolescent. Je fus surprise quand il développa sa réponse sans demande extérieure : – Je l’ai rencontré peu de temps après sa naissance. Après cela, nous avons souvent joué ensemble. – Ah oui, c’est vrai que tu aimais bien jouer dans la forêt, se remémora Myrria. Il connaissait tellement bien la forêt que même douze ans plus tard il était capable de retrouver son chemin à des kilomètres de son village. C’était louche quand même qu’un enfant ait pu se retrouver aussi loin de chez lui de façon continuelle. – Alors c’est pour cela que tu y passais autant de temps, déduisit la jeune fille. – Non, trancha Darren. S’ensuivit un grand silence gêné. – Darren je… tenta Myrria. Je suis désolée. Pour Papa, j’aurai dû… – Tu n’étais qu’une enfant, déclara Darren. Cela me paraissait un peu trop facile comme excuse. Keynn me jeta un regard m’indiquant clairement de me taire. – C’est vrai, accepta Myrria. Mais j’aurais dû parler, insister auprès des adultes. Te consoler. Et non regarder ailleurs comme si de rien n’était. – Tu avais peur, énonça Darren. Myrria, je ne te reproche rien. – Je… Des larmes lui montèrent aux yeux. – Merci Darren, déclara-t-elle finalement. Et merci à vous de vous être occupé de lui. Keynn répondit par un simple signe de tête. – Tu peux rester vivre ici, proposa la jeune fille. Je suis une adulte maintenant, je te protégerai. Et puis Papa n’est plus là alors… – Les néogiciens ne sont pas autorisés à vivre en-dehors de Centralis pour leur propre sécurité, déclina Darren. Normalement, les mineurs n’ont même pas le droit de quitter le dôme. – Je vois, fit Myrria désappointée. N’ayant rien de plus à ajouter, elle partit. Keynn lança aussitôt la conversation, m’interrogeant sur mes études à Memoria. Sujet banal et sans risque. Fayrrioh y alla de son commentaire, ayant lui-même été diplômé de cette Académie avec la branche diplomate comme moi. Même si lui avait décidé de poursuivre une carrière de journaliste ce qui ne faisait pas du tout partie de mes ambitions. – Comment êtes-vous devenu teknögrade en étant journaliste ? m’étonnai-je. Les teknögrades de rang un constituaient l’élite de l’Empire, des personnes en qui notre chef de faction avait une confiance totale. – En plus vous écrivez même des articles contre la politique de Keynn, poursuivis-je. Fayyrioh rit et se moqua allègrement : – Ce ne serait pas très réaliste si j’écrivais constamment que tout allait bien, que les décisions étaient toujours parfaites et que notre bien aimé chef de faction était le meilleur de tout Olydri. Cette opinion qui ne suit ni ne s’oppose continuellement, donne l’impression au public que je suis réellement objectif. Parfois je les pousse à s’opposer à une directive et notre Empereur les prend en considération et change d’avis. Alors que depuis le début, c’était la décision qu’il souhaitait prendre, mais qui ne serait pas passée auprès du public si elle avait été proposée directement. Et d’autre fois, je lui affirme mon soutien, afin que le public adhère plus facilement. Tout est une question d’équilibre. Mais pour répondre à ton interrogation première, devenir teknögrade par une carrière journalistique n’est pas le chemin le plus simple ni le plus rapide. Et encore moins le plus évident. Jamais je n’aurais crû devenir un jour teknögrade. Jamais je n’avais même envisagé cette possibilité. Pour moi, c’était un grade réservé aux soldats. – Donc je pourrai devenir teknögrade moi aussi un jour… songeai-je à haute voix. – Peut-être, me répondit Fayrrioh. Le pouvoir de contrôler les foules… J’avais initialement pour objectif de devenir politicienne. Mais finalement, peut-être que le métier de journaliste était plus adéquat. – Sur quel article travaillez-vous en ce moment ? m’intéressai-je. – Et bien j’étais censé sortir un article sur la convention d’hier, annonça Fayrrioh, mais avec l’attaque, je n’ai plus qu’à le recommencer. – Parce que vous l’aviez déjà rédigé ? m’étonnai-je. – En grande partie, oui, acquiesça-t-il. J’avais eu une copie du discours en amont. Moi qui voulais prendre de l’avance pour pouvoir me concentrer sur l’interview de Reyna… – Quelle interview ? intervint Darren. – Ah oui, c’est vrai que tu es intéressée par elle, m’amusai-je. Peut-être Monsieur Fayrrioh pourriez-vous emmener Darren ? Il aimerait beaucoup rencontrer Reyna Norwyn. – Oh ? fit le teknögrade une lueur amusée dans le regard. Alors comme ça tu es attiré par Reyna Norwyn gamin ? – Risdam, s’opposa Darren. Cette interview ? – Elle est déjà passée, révéla le journaliste. Il ne me reste plus qu’à rédiger l’article. – Et à quel moment l’as-tu interviewée au juste ? insista Darren. – Ça devait être la semaine dernière, sourit sournoisement Fayrrioh. – Pourrais-je au moins lire l’article avant qu’il ne soit publié ? demanda Darren. – Whaou, tu as vraiment flashé sur elle, m’amusai-je. – Pour la dernière fois Kiruna, je ne suis pas intéressée par cette… Reyna. – Tu ne vas pas me faire croire ça alors que tu es en train de supplier Monsieur Fayrrioh de te laisser lire l’interview de Reyna Norwyn en avant-première, répliquai-je. – Je ne veux pas… s’embrouilla Darren. Je veux juste connaître le contenu de ce que Reyna est censée avoir dit. – C’est bien ce que je dis, me moquai-je. Tu es complètement emballé par cette fille. La preuve, c’est que je ne t’avais jamais vu aussi dérouté par un sujet. – Keynn, appela Darren à la rescousse. – Je ne vois pas de problème à ce que Risdam te laisse lire son article en avance, répondit Keynn comme s’il n’avait pas compris la demande de Darren. Les deux hommes échangèrent un sourire complice tandis que Darren se résignait à son sort. Personnellement, j’étais d’avis que ce thème léger permettait à Darren de s’évader un peu et d’oublier le sentiment d’oppression qu’il avait dû ressentir face aux murmures des villageois ainsi que de leurs questions et de leurs remarques incessantes. Il put ainsi, j’osais l’espérer, se coucher le cœur un peu plus léger. Un bruit sourd suivit d’un cri de douleur me réveilla en sursaut. Outre les bestioles qui s’agitaient aussi surprises dans leur sommeil que moi, que se passait-il encore ? Il faisait encore nuit et la clarté provenant de l’extérieur ne me permettait que de deviner une silhouette debout et une autre un peu plus loin qui devait être pliée en deux. Un éclat attira mon attention sur une lame grande de trente centimètres plantée dans le mur. – Je ne te laisserai pas lui faire de mal, déclara Darren qui se révéla donc être la silhouette debout. Un autre éclat attira mon attention. Fayrrioh tenait une arme à feu, ce qui me rassura grandement. Le griffon était également tapi, prêt à bondir sur notre agresseur. – Il t’a pris à moi, répondit une voix de femme. Je ne laisserai personne me voler mon fils encore une fois. |
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