« On devrait rentrer à Paröw » proposa intelligemment Fencred. « La nuit tombe, et j'ai pas envie de tomber sur des sansâmes. Ces maraudeurs ne nous poseront plus de problèmes, si vous voulez mon avis, messer...
- Les morts t'effraient-ils, Fencred ? » répliqua ser Gerald d'une lippe qui se voulait hautaine et moqueuse.

Fencred s'empourpra. Will, qui assistait à toute la scène, pouvait comprendre son comparse. Le chevalier au service de la guilde marchande des Gagnetorith était arrogant et fier, et sa noble naissance semblait lui octroyer tous les droits. Y compris celui de mépriser les petites gens.

« Will, es-tu sûr que ces braves compaings sont bien morts ? » Will hésita avant de répondre. A vrai dire, il avait fui avant de s'en être complètement assuré. Mais l'odeur de pestilence l'avait rendu certain du trépas des brigands.
« Je sais pas, messer » finit-il par dire. « Mais l'odeur...
- Donc nous n'avons aucune idée de savoir s'ils étaient bien morts » sourit ser Gerald. « Fencred, Will, montez à cheval, nous allons vérifier. »

Will voulut protester, mais Fencred renchérit en premier :
« Messer, je connais les bois de Paröw, les sansâmes y rôdent la nuit...
- Et moi je pisse sur les sansâmes et les Sources de la Vie et de la Mort. Peut-être suis-je un sansâme après tout, nan Fencred ? L'Empire n'en fait-il pas autant, avec sa foutue Technologie ! »

Fencred voulut porter la main à l'épée face à pareille hérésie, mais la maîtrise de soi était son fort, comme pouvait le deviner Will à son expression faciale, et son visage ruisselant de sueur. Après tout c'est vrai qu'il fait tard... Songea seul Will. Et la nuit attire les sansâmes... Pourquoi par Lys et Ark'hen ai-je dis cela ?

Sans attendre, ser Gerald s'exprima d'une voix autoritaire :
« Monte sur ton cheval, Fencred, ou déserte, si tu le souhaites. La Guilde punit bien assez ses déserteurs, si je ne t'attrapes pas avant... » Will sentait la colère de son ami palpable et regrettait amèrement sa trahison. Mais Fencred finit par obtempérer, et monta, suivi par un Will hésitant.

La forêt de l'ancien comté de Paröw, sombre et lugubre, portait le poids des âges. Will y sentait le pin et la mousse, de même que le gel car l'hiver venait, de même que les premières neiges. Une voûte naturelle de branches et de feuilles noires les protégeait des pluies éventuelles. Se confondait maintenant la rumeur des hiboux et des corbeaux, et le claquement des sabots sur la terre mole, presque de la gadoue.

« Où sont tes pestiférés ? » lança ser Gerald. « Will ?
- Plus profond dans l'ancien comté, proche du château abandonné de Paröw. Celui que la Guilde n'a pas voulu racheter.
- Je vois » ricana ser Gerald. « Tu crains plus les fantômes que les brigands.
- On raconte que le Mal Sombre y est présent, messer » rappela Fencred. « Depuis la mort du comte Heröld Paröw...
-  Je crois t'avoir suffisamment écouté pour la soirée, Fencred » trancha sec Gerald d'un air prétentieux, comme s'il parlait à un simple paysan.

Fencred et Will se jetèrent un regard complice, comme s'ils voulaient tuer Gerald et déserter. Mais l'idée d'un meurtre, aussi plaisant soit-il à imaginer, restait toujours une idée chez Will, qui n'avait pas la nature à tuer. De plus, Jack Serapou faisait affaire avec lui, et offenser un marin plus pirate que matelot serait stupide. Fencred devait penser la même chose.

Mais une idée plus sinistre encore vint affecter Will. Le Mal Sombre. On avait recensé plusieurs infectés dans les environs du château.

Sûrement cette odeur... Will chassa vite cette pensée, bien qu'il se préparait au pire des cas. L'entêtement de ser Gerald pourrait bien les conduire à leur perte s'ils n'arrivaient à le convaincre de rentrer au village portuaire de Paröw – où le soir ribaudes et boisson les attendaient bien sagement. Will se laissa porter par son imagination, bien plus rassurante que le bois obscur qu'ils traversaient.

Will pensa alors à Fencred. Il avait un fils, qui l'attendait à Paröw. Le petit Tabris, si sa mémoire d'homme était bonne. Un gamin attachant, sans nul doute, qui détestait autant ser Gerald et la Guilde que les deux gardes-forestiers, dont l'ordre ancestral qui fut rattaché à ces foutus gagnetorith datait du temps où Paröw avait encore un comte à sa tête. Mais rien n'allait plus à Keos. L'Empire était passé entre les mains d'un usurpateur, et une coalition de barons révoltés s'était formée pour le renverser et s'accaparer les secrets de la Technologie.

Will ne faisait guère confiance à la Technologie qui allait à l'encontre du Pacte du Cycle Eternel. Que devaient penser les Phénix, les Ombres et les Sources ? Ser Gerald, qui lui était un fervent partisan de la maison Lucans, affirmait que les Sources n'existaient même pas. Pour Will, commençait un âge d'hérésie et d'infortune. Les Lucans, qui détenaient actuellement le pouvoir impérial grâce à l'alliance avec la fortune de rosaphir de la maison Mërethil, avaient provoqué dans leurs recherches de la nef tombée du ciel une guerre civile. Et les choses ne s'arrangeaient pas. Des guildes comme les gagnetorith s'installaient un peu partout sur le continent, et les sansâmes refaisaient leur apparition, après des siècles d'absence. La grande question du moment était : la faute à la magie, ou à la Technologie ? Will ne savait pas y répondre, mais s'il devait donner l'once d'une réponse, il aurait dit la Technologie...

Les Sources sont mécontentes... Ca se sent dans l'air que nous humons, dans la terre sous nos pieds, dans l'eau que nous buvons et même dans le feu de nos cheminées... Par les Quatre Phénix...
Le monde entier devient fou...

Puis la légende du dernier comte de Paröw devint évidente à l'esprit de Will. Plus ils s'approchaient du château, plus le jeune homme ressentait cette étouffante atmosphère. On racontait que le comte, l'un des Six Reprouvés – les meneurs de la Coalition, s'était obsédé pour une épée magique qu'il échangea à la Guilde contre ses terres – sauf son château, où son fantôme errerait depuis son assassinat et le vol de l'épée, la célèbre lame de Glavëris, également appelée épée de justice.

Ils arrivèrent enfin dans la clairière abandonnée, qui donnait sur le château torturé par le temps et les âges qu'il avait traversé.

« Ici ? » fit ser Gerald.

Will opina. Fencred avait toujours l'air rageur car il fêtait, après tout, aujourd'hui le quinzième anniversaire de la mort de sa femme, qui serait morte en couche pour mettre au monde Tabris, son fils. Enfin, c'était ce qu'il racontait...

« Nous scellerons nos montures, ici » tonna la voix désagréable de ser Gerald. « Maintenant, dégainez vos épées. »

Will et Fencred démontèrent et obéirent, portant la main au quillon, puis tirant leurs rapières. Will crut alors voir une silhouette filante dans les ténèbres, mais se convainquit vite qu'il s'agissait de son imagination.

Quel lâche je suis... J'ai peur de mes propres pensées...
« Alors, Will » reprit Gerald. « Où sont tes putains de morts ? »
Will désigna du doigt les douves. Ils s'y avancèrent, et comme par hasard, les morts avaient disparu. Plus aucune odeur. Plus de pestilence de Mal Sombre.

« Il semblerait que tes morts vivent, Will » ricana ser Gerald. « Tu nous as fait parcourir toute cette foutue forêt pour rien ? 
- Mais, messer, je vous assure que...
- Tu es un idiot, Will. Fouillons les lieux, ils ne doivent pas être bien loin. Fencred, va plus loin. Will, avec moi. »

Fencred semblait serrer les dents face à la stupidité de ser Gerald : s'aventurer dans une terre que l'on disait affectée par le Mal Sombre relevait de la pure démence.

Mais ser Gerald était un chevalier de l'Empire. Il avait son arrogance et sa fierté à maintenir. Et ce, malgré son inexpérience. Cependant, tous s'accordaient à dire que l'égo était l'égo. Surtout lorsqu'il s'agissait d'une première expédition, organisée par la guilde des Gagnetorith de surcroît – ce qui était compensé par une solide récompense que Gerald se garderait bien de partager avec de vulgaires gardes-forestiers, qui eux, ne faisaient qu'accomplir leur devoir, payé maigrement. Du moins, tout juste assez pour nourrir leurs familles et eux-mêmes.

Will demeura aux côtés de ser Gerald tandis que Fencred s'éloignait seul pour explorer les environs.
Qu'il est hardi de s'aventurer seul en de si sinistres lieux...

Puis soudain, une forme fila droit derrière Gerald.
« Messer... » voulut-il hurler avant de voir la tête du chevalier s'effondrer, ensanglantée, devant lui. Face à lui, un sansâme. Evidemment que Fencred avait raison. Evidemment qu'il aurait dû soutenir Fencred lorsqu'il s'agissait de rentrer à Paröw.
Mais il était trop tard désormais pour reculer.

Il chargea, épée à la main, vers le sansâme.
« Pour l'Empire ! » en tant que cri de guerre. Will entrechoqua sa lame avec celle de la forme éthérée qui lui faisait face, mais celle-ci traversa la sienne et lui perfora le cœur.
Will tomba à la renverse. Il cracha du sang, et vit l'ombre s'approcher de lui.

Lentement, sûrement, inexorablement.

Les ennemis de l'Empire doivent périr !