Passons maintenant à la question que vous vous posez si vous avez lu les pavés précédents.
Pourquoi une telle longévité ?
Encore une fois, je voudrais préciser quelque chose avant de rentrer dans le détail de ce que je compte dire à propos de John Constantine : quasiment tout le contenu de cette partie est ma vision du personnage, le jugement que je porte sur lui, et les raisons pour lesquelles j'en suis fan. Donc si vous n'êtes pas d'accord avec moi, c'est tout à fait normal, c'est juste la manière dont je le perçois et dont j'analyse l'impact qu'il a eu, qui n'est pas forcément la même que la vôtre.
Pour moi, John Constantine est sans doute le plus humain de tous les personnages de comics, et l'un des plus humains de tous les personnages de fiction de manière plus générale, que j'ai rencontrés. Il a des défauts et des qualités, mais à la différence des autres personnages de comic books, il n'est pas caricatural. Le lecteur comprend rapidement que derrière l'attitude provocante et cynique, derrière l'humour noir et grinçant et le désintérêt apparent dont il fait preuve, se cache en fait une personne marquée par ses erreurs et par les choix qu'elle a dû faire.
Le personnage est torturé, mais n'est pas irréaliste dans son traitement. Il ne va pas passer des pages et des pages à se lamenter sur son sort, ou au contraire tenter d'expier sa culpabilité en s'embarquant dans une croisade contre le mal (oui, je vous regarde Silver Surfer et Punisher), mais va plutôt fuir ses remords dans l'alcool et la manipulation de ses semblables. Ce n'est pas pour rien qu'il vit très mal le fait qu'une de ses connaissances lui fasse remarquer qu'il a besoin de sauver les gens et surtout de bien le leur faire comprendre, c'est le seul moyen qu'a son égo de l'empêcher de s'effondrer psychologiquement.
John Constantine est un personnage nuancé, capable du pire (laisser ses amis mourir pour lui), comme du meilleur (se sacrifier pour que quelqu'un puisse vivre heureux avec les siens). Mais au fond de lui, derrière les addictions, derrière le besoin de se sentir supérieur, il est façonné par ses cicatrices mentales, par ses traumatismes. Traumatisme de la mort qui le suit, et qui frappe tous ceux proches de lui. L'un des plus lourds fardeaux qu'il porte est la culpabilité due à ces morts, tout comme l'un des thèmes récurrents de Hellblazer est le fait que tous ceux qui lui sont chers payent au prix fort cette proximité.
J'ai parlé d'addictions, et le terme n'est pas mal employé. En plus de l'alcool et des cigarettes, marque de fabrique du personnage avec son trench-coat et cause de son cancer, John Constantine est dépendant de la magie. S'il méprise le cérémonial qui l'entoure et qu'il le considère comme une mise en scène parfois utile mais toujours dispensable, il ne peut se passer de la pratique de la magie elle-même, que ce soit pour sauver le monde du Premier des Déchus, pour sauver son âme, ou juste pour obtenir une pinte gratuite.
John est et restera toujours un Constantine. La magie coule dans ses veines, et il a le potentiel de devenir l'un des plus grands magiciens de sa génération, ce qu'il est, d'une certaine manière. Mais s'il refuse de jouer un rôle de premier plan, préférant agir dans l'ombre, il met un point d'honneur à ce que son nom ait un poids considérable dans la communauté occulte au sens large, auprès des démons, des autres mages, ou encore des créatures surnaturelles quelles qu'elles soient. Le but en est doublement égoïste : satisfaire sa vanité, et lui épargner des efforts, en utilisant son nom comme moyen de dissuasion.
Si je dis que John Constantine est l'un des plus grands magiciens de sa génération malgré son manque d'ambition sur ce point de vue, c'est parce qu'il possède une connaissance de l'occulte pour le moins considérable, sachant de surcroît où trouver encore plus d'informations au besoin, et à qui faire appel le cas échéant. Mais ce n'est pas la seule raison : son potentiel est en fait pleinement utilisé, mais toujours avec un pragmatisme considérable. S'il y a un moyen de se tirer d'une situation non pas avec un sort mais avec un artifice, un mensonge ou une mise en scène, il le choisira quasiment systématiquement. A moins que la magie serve à ladite mise en scène ou à marquer un point. Il a ainsi vaincu le Premier des Déchus, ou le Roi des Vampires.
J'ai parlé du côté humain du personnage. J'y reviens encore. Comme je l'ai dit, il est tout en nuances, et est loin d'être aussi simpliste que la plupart des autres personnages de comics. Et ne venez pas me dire que Batman, le Joker, John Stewart, Iron Man ou Spider-Man sont complexes. Ils ne le sont pas. Ils correspondent à des archétypes et n'ont de complexe que leur histoire, ce qui est bien le minimum après 60 à 70 ans d'existence (je sais, je sais, 75 pour Batman). D'un autre côté, John Constantine s'est développé au fil des scénaristes, différentes facettes de sa personnalité étant révélées, modifiées, supprimées selon les évènements qui se déroulaient.
La narration, centrée sur lui la plupart du temps, voire venant de lui, contribue énormément à l'identification du lecteur au personnage, tout comme le schéma narratif, qui fait alterner de longues périodes sombres avec de rares moments de repos, ou de détente, où le lecteur partage le soulagement de John, et profite de ces précieux moments de paix.
Le dernier aspect, pour le coup plus consensuel, facilite encore une fois l'identification du lecteur. Cet aspect est en fait double, et confère un plus grand réalisme au personnage, en l'ancrant dans le monde « réel ».
D'une part, l'univers dans lequel il évolue reflète les évènements de l'actualité, que ce soit par les résultats des élections en Grande-Bretagne, où une grande partie des numéros d'Hellblazer se passe, et leurs conséquences, ou par les conflits internationaux (la guerre en Irak pour ne pas la nommer).
D'autre part, le personnage a vieilli en « temps réel », finissant avec 25 ans de plus dans le dernier numéro d'Hellblazer, publié en 2013, que dans le premier, publié en 1988. A la différence des autres personnages, intemporels (de mémoire, il ne s'est écoulé que dix ans entre la première apparition de Spider-man et les évènements du dernier numéro sorti).
Ça peut paraître insignifiant, mais ce sont des petits détails comme ceux-là qui rendent le personnage humain, et donc crédible et attachant, au sens où on en vient à le comprendre et à l'apprécier.
Le dernier attrait du comic book, outre ceux du personnage principal lui-même, est qu'en plus de traiter des sujets de politique ou de société centraux au moment de sa parution, il met toujours l'humanité au centre de ses histoires. Les éléments surnaturels sont sans conteste présents, mais ils ne représentent qu'une minorité d'histoires, l'idée de l'indépendance de l'Homme vis-à-vis tant du Ciel que de l'Enfer est cruciale tout du long des différents arcs narratifs. Plutôt que de parler d'êtres supérieurs, de héros moralement irréprochables ou bien admirablement inhumains, même pendant leurs pires moments, les personnes présentées ici peuvent être méprisables, égoïstes, lâches, cupides, violentes, mais jamais haïssables. Pitoyables, sûrement, pas détestables. Et jamais secondaires.
Pour finir cette partie, je répète mon opinion que John Constantine est le plus humain de tous les personnages de comics que j'ai rencontrés, parce qu'Hellblazer, l'un des livres les plus humanistes, à sa manière, s'intéresse plus au personnage qu'à l'intrigue en elle-même.
Mais ne vous y trompez pas : vous y trouverez de l'action, de l'humour, des répliques dévastatrices, des actions à une échelle cosmique, et de la bière !