Chapitre 2
Les rues de la cité étaient vides, désertées la nuit par ses habitants. La nuit étouffait les cris et masquait les crimes commis. Néanmoins, le voyageur continuait son excursion tranquillement, ses pas caressant le pavé d’un rythme apaisant et soulevant la poussière sur son passage. Il pouvait entendre dans les ruelles avoisinantes résonner des bruits douteux, humains ou animaux, quelle différence.
Après avoir déambulé dans ces allées sans vie, son chemin le mena à une taverne. De maigres filets de lumières traversaient les carreaux encrassés et embués par la fumée régnant à l’intérieur. En saisissant la poignée, une clameur chaleureuse lui parvint à ses oreilles, gorgées de chansons paillardes, d’entrechoquement de chopes et d’une musique joyeuse à l’allure rapide.
Ces bruits l’enveloppèrent dès qu’il passa le pas de la porte, refermant la porte juste derrière lui pour éviter que la nuit elle-même s’infiltre comme un courant d’air dans l’établissement. L’ivresse était maitresse ici, emportant dans son rythme, marins, soldats, apprentis et maîtres. La bière coulait à flots que ce soit des pintes ou des tireuses actionnées par le tenancier et les serveuses qui se relayaient au bar pour étancher la soif infinie. Une serveuse se présenta à lui, un large sourire sur ses lèvres en pétale de rose :
-Bienvenue dans notre modeste établissement Monseigneur. Désiriez vous de quoi apaiser votre gosier ou peut-être de la compagnie ?
-Je ne resterai pas longtemps, tout du moins, vous ferez mieux de l’espérer, lui décocha-t-il pour toute réponse.
Sans ménagement, il l’écarta de son passage et s’avança dans l’auberge, furetant de tous les côtés à la recherche d’un visage familier. Il ne voyait que des ivrognes et des poivrots se complaire dans l’alcool et le jeu, attrapant au passage le train d’une des serveuses quand ils en avaient l’occasion. Le doute le saisit de plus en plus. C’était très improbable que la personne qu’il recherche se trouve ici. Quelque soit les indications qu’il avait reçues, celles-ci devraient se révéler erronées, tout du moins, il n’aurait pas du en croire un traître mot dès le départ. Il tourna des talons, l’estomac soulevé par les vapeurs de la boisson et du fumet lourd du tabac conjoints.
Cependant, alors qu’il allait laisser derrière lui le souvenir désagréable que lui inspirait cet endroit, sa main s’arrêta à mi-chemin de la poignée de la porte. Une note de musique venait de le retenir. Elle raisonnait dans son crâne, tel un écho oublié. Celle-ci fut rejointe et noyée par une multitude d’harmonie, emportée dans une mélodie nostalgique aux accords dissonants.
Dès qu’il se retourna, l’évidence lui sauta aux yeux. Après tout ce temps, il était là assis devant un piano miteux, plaquant de ses doigts agiles une myriade de touches d’ivoire et d’ébène, fissurées ou manquantes pour la plupart. Il pouvait voir un masque de cuivre poli semblant représenter un faucon de jade sanglé sur sa tête par de larges lanières de cuir, laissant dépasser une chevelure brune telle l’écorce d’arbres centenaires, retombant sur ses épaules élancées. Un manteau noir laissait deviner sa silhouette fine mais athlétique, retombant lourdement jusqu’au sol poussiéreux de l’auberge. Fasciné par cette révélation, il lâcha la porte et entama sa marche vers l’ami retrouvé.
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La porte ne se claqua pas à son grand désarroi. Le pianiste se força à continuer de faire chanter les tréfonds du piano, actionnant machinalement pour emplir de plus belle la salle de douces-amères harmonies. Il désespérait de pouvoir disparaître derrière les vagues de son tel un mirage, matérialiser les vibrations en murailles épaisses. Ce jour devait arriver, il ne l’attendait pas aussi tôt néanmoins.
Il avait reconnu ce timbre de voix, pleins de faux-semblants, rembarrant la serveuse. Il se souvenait encore de cette voix, perçant le champ de bataille et proférant des ordres belliqueux à l’encontre de lui et de ses semblables.
Son improvisation redoubla de dissonances à mesure qu’il s’approchait, il sentait les jointures de ses doigts souffrir, sur le point de se désarticuler. Malgré ce thème disparate, le pas lent demeurait, sinuant entre les tables telle un Léviathan dans les fonds marins convoitant la coque d’un quelconque bâtiment. Un tabouret grinça sur le paquet poisseux et se plaqua à seulement quelques mètres de lui. Il pouvait humer les vapeurs humides qu’il dégageait. La température elle-même, pourtant agréable, sembla chuter au rythme de chacune de ses expirations :
-De tous les endroits que j’ai pu imaginer, en voici un qui m’avait échappé, souffla une voix familière à travers le refrain. En dix ans, on a pourtant le temps de songer à un large spectre de lieux beaucoup plus probables. Tu as appris à jouer au piano d’ailleurs ? Et ce masque, quel forgeron miteux a-t-il pu le créer ?
-J’ai eu le temps de survivre, merci, répliqua sèchement le pianiste.
-Je me suis longuement inquiété pour toi. Dès que je fus au courant de ta fuite, continua-t-il, j’ai quitté ma femme et mes enfants pour rallier Glacesang mais tu avais déjà disparu dans la nuit. J’ai affrété bon nombre d’hommes à ta recherche, traqués des brigands et ratissé la ville entière et ses environs.
-Je n’en doute pas.
-Et voilà que, comme par miracle, déclara-t-il avec un grand sourire, on m’informe qu’une personne correspondant exactement à ta description, avec quelques années de plus bien sûr, se trouverait dans une auberge minable dans une ville dégénéré. Tu me connais, j’ai immédiatement….
-Que voulez-vous au juste mon Colonel, le coupa-t-il subitement ?
Le militaire parut désarçonné un court instant, déglutinant lourdement, avant de se reprendre :
-Tout simplement ton retour au sein de la Coalition Löhar.
-Au sein de l’armée ou de la Cour Martiale en tant que fugitif, répliqua-t-il ? C’est quoi déjà le châtiment ? Ah oui, le don de son corps à Ark’hen. Tu me connais que trop bien pour savoir que je ne souhaite pas vivre le restant de mes jours, manipulé par vos nécromanciens comme une marionnette jusqu’à ce que ma carcasse ne soit plus que poussière. A défaut de mourir, laisse-moi au moins le choix de celle-ci.
-Je n’ai jamais été ton geôlier, j’étais ton gardien.
-Quelle différence, proféra-t-il ? Dans les deux cas, j’étais consigné sous tes ordres.
-Tu t’en accommodais très bien, objecta le colonel.
Il n’eut pour seule réponse qu’un silence méprisant du pianiste qui redoubla l’amplitude de ses gestes sur le clavier, tapant sur les touches d’une brutalité inspirée par une colère emprisonnée au fond de soi :
-Je peux arranger ton sort Löhar. Le Général Helkazard pourra accepter de te gracier si j’intercède en ta faveur. Reviens avec moi à Glacesang et ce ne sera qu’une preuve de ta bonne foi.
-J’ai perdu ma bonne foi le jour où j’ai rejoint l’armée mon Colonel, répondit-il d’un ton qui se voulait neutre. C’est un sentiment que j’ai écrasé sous ma botte le jour où je me suis retrouvé sous vos ordres. A mieux y réfléchir, si je suis venu à Piratas, c’était surement pour l’enterrer.
-Assez de sarcasmes Lieutenant, ma patience et ma bonté ne sont pas sans limites, grinça-t-il d’une voix plus autoritaire. Cela fait des années que je te cherche pour te ramener dans le giron des Sources !
-Tu ne m’as jamais cherché, tu m’as toujours traqué, répliqua-t-il entre ses dents.
-A juste raison. Regarde dans quel taudis je te retrouve désormais ! Une ville où la bonté à disparue, où tes semblables n’attendent qu’un seul faux pas avant de faire sauter ta glotte de ta gorge. Ecoute-les, ils noient leur humanité dans le vin et se complaisent dans leurs vices. Ils commettent jour après jour sacrilège sur sacrilège envers leurs créateurs, négligeant leurs devoirs envers eux. Retrouve à nouveau la vie qu’insuffle Lyn à ton âme, sens la mort qu’Ark’hen sème aux alentours. Abandonne cette vie de pêcheur avant de te perdre dans le néant.
Les mains de Löhar se figèrent au dessus des touches du piano, coupant la nette la mélopée dont les dernières notes survirent quelques secondes avant d’être recouvertes par la clameur des ivrognes. Il lui avait déjà récité cette prose de nombreuses fois, il y a dix ans de ça. Il pouvait encore entendre les drapeaux claquer au vent, l’odeur de l’acier imprégné de sang et de boue qui envahissaient ses narines :
-De quel droit t’arroges-tu pour juger mes choix Yancibe, lâcha-t-il tout en réprimant sa rage ? Mes choix n’ont regardé que moi depuis le jour où j’ai échappé à cette prison que tu appelais rédemption.
-Echappé ? Non non non non, répéta-t-il dans un ricanement. Tu ne t’es pas échappé, tu as fui, tu as fugué comme un enfant apeuré dans un dernier caprice. Et depuis, tu te caches derrière ce masque infâme dans l’espoir vain d’esquiver ta destinée.
Le masque pivota irrémédiablement, faisant face désormais à son interlocuteur. Il sentit Yancibe frissonner et ravaler sa salive quand son regard se posa sur lui :
-Ma destinée ? Sauver les Sources de l’infâme règne impérial de la technologie ? Je ne suis plus l’adolescent que tu as recueilli. J’ai voyagé depuis, vu monts-et-merveilles, ruines et dévastations. Mais à aucun moment, j’ai lutté contre ce que vous méprisez. Je n’ai pas que fui l’armée, j’ai fui la Coalition et vos croyances corrompues. Cette société idéalisant aveuglement un Général avide de réduire en cendres l’Empire de Keos et de mettre la main sur la technologie quitte à laisser famines et mort derrière son passage.
-Tu n’as aucun droit de….
Le militaire resta interloqué au milieu de sa phrase puis il reprit avec balbutiement :
-Tu…tu es…allé sur Keos ?
Édité le 29 August 2014 - 17:38 par Bémoth